La nef des damnes
d’Aquitaine. Un personnage puissant.
— Puissant, dis-tu ? Qu’est-ce qu’un homme qui se prétend roi et qui n’a qu’un vaisseau pour porter ses couleurs ?
— Il en a d’autres, Votre Excellence, mais sur l’Atlantique et la Manche.
— Chez nous, sur la mer intérieure, il n’est rien. Que veux-tu que ce misérable bateau fasse contre notre dromon ? Ne sommes-nous pas invincibles ? Ne sommes-nous pas suffisamment armés ?
— Oui, ô ra’is , mais...
— Mais quoi ? s’énerva le commandant. Ce ne sont pas un navire de combat et un navire marchand qui vont nous défaire ! D’ailleurs, n’oublie pas, ce sont des prises que je tiens à ramener intactes à Oran.
— Bien, maître.
— D’ailleurs, le Franc, à propos de cet homme que tu dis puissant, t’es-tu demandé pourquoi un de ses bateaux en escorte un autre sur notre mer à nous, les Almohades ? As-tu réponse à cela ?
— La seule qui me vienne à l’esprit, mon maître, c’est qu’ils ont à bord quelque marchandise ou passager d’importance...
— Tu n’es point aussi bête que tu en as l’air. Raison de plus pour ne pas endommager ces navires, tu entends ? Je veux ce qu’ils ont de précieux, hommes ou marchandises. Tu peux disposer maintenant, fit le ra’is avec un geste impatient de la main.
Au lieu de s’éloigner ainsi qu’on le lui en donnait l’ordre, le Franc reprit :
— Il faut que vous sachiez que le navire marchand a monté une baliste sur le gaillard arrière.
L’entretien n’avait déjà que trop duré pour le commandant. Connu pour ses redoutables accès de colère, il était entouré d’hommes habitués à en déceler l’approche. Poings serrés, veines des tempes qui tressautent, démarche nerveuse étaient autant de signaux de danger dont le Franc ne tint pas compte.
— Il faut nous méfier, mon maître, insista-t-il. Je trouve singulier que cette esnèque passe si vite à l’attaque. Je voulais quand même vous demander l’autorisation de pouvoir utiliser le feu grégeois si les choses tournent mal...
Le ra’is fut d’un bond sur lui, le saisissant à la gorge.
— Ne t’ai-je pas dit ce que je voulais ? hurla-t-il en serrant jusqu’à ce que le visage du malheureux vire au bleu.
Enfin, il relâcha son étreinte et le Franc s’effondra sur le plancher en toussant. Sur un geste du ra’is , deux mercenaires le relevèrent brutalement. Le marin essaya de se débattre, mais les autres le maintenaient. Il voulut protester, pourtant l’ordre du commandant tomba sans qu’il ait réussi à articuler un mot :
— Jetez-le sur les bancs de nage ! Et qu’il soit fouetté !
12
Tancrède et Bjorn achevaient d’arrimer un brasero à côté de la baliste quand les hurlements de joie des passagers et de l’équipage saluèrent l’apparition de l’esnèque des guerriers fauves. L’ombre du navire barbaresque les rattrapait presque. Ils entendaient tout en même temps les appels des pirates qui leur ordonnaient de se rendre et les tambours qui annonçaient le branle-bas.
Les Sarrasins avaient, eux aussi, repéré le navire normand et s’activaient sur le pont. Le combat était imminent.
Le « serpent » d’Harald filait droit sur eux, planant à la surface des vagues. Debout près de l’étrave, Magnus agitait sa hache en défiant l’ennemi de la voix et du geste. Ses guerriers bandaient leurs arcs.
— Ils attaquent ! s’écria Tancrède que la fougue guerrière du jarl et de ses hommes fascinait.
Il était impatient, lui aussi, et rêvait de faire face à cet adversaire auquel, à son avis, il tournait le dos depuis trop longtemps. Il se remémorait le plan établi par Hugues et ne songeait plus qu’à regagner le pont.
— A vos postes et que Dieu nous garde ! lança l’Oriental.
— Qu’il soit avec vous, mon maître, fit le jeune homme avant de dégringoler l’échelle, suivi de Bjorn.
Bertil vint prendre place à côté d’Hugues. Le mousse, pâle et silencieux, s’efforçait de garder un visage impassible. Hugues se pencha vers lui :
— Tu as le droit d’avoir peur, Bertil. Même si ce combat n’est pas ton premier.
Au souvenir terrible de sa lutte avec l’assassin de Barfleur, un frisson parcourut l’échiné du garçon.
— C’est ma foi vrai, messire, et je préfère être à vos côtés ici et maintenant que c’te nuit-là sur la grève à attendre que la bête me dévore ! J’ai pas vraiment peur
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