La nef des damnes
franche et la profondeur suffisante. De l’arrière leur parvint le son du cor du stirman, Harald donnait le signal de l’attaque. Un regard s’échangea entre Magnus et le maître de la hache puis ce dernier se tourna vers les rameurs :
— Vous avez entendu notre stirman ? gueula-t-il.
Un long cri lui répondit.
— Alors, plus fort, les gars ! Souquez ! Souquez !
L’esnèque prit sa vitesse de combat. Là-bas devant eux, le dromon se rapprochait dangereusement du knörr.
Knut courut rejoindre le stirman à la barre. Sur un ordre de Magnus, les guerriers fauves s’étaient précipités vers les tonneaux de peaux qui protégeaient leur armement. Quelques instants plus tard, casqués, revêtus de broignes de métal, leurs haches dans le dos, des arcs à la main, ils prenaient place de part et d’autre de la proue.
— Tu as vu ce qui nous attend ? demanda Knut.
— Oui, répondit Harald. Non seulement ils doivent avoir trois fois plus d’hommes à bord que nous, mais leur coque est protégée et ils ont des tours de combat...
Un grand rire secoua le charpentier norvégien :
— Tout est bien !
Son ami éclata de rire lui aussi :
— Oui, sonne du cor, que ceux du knörr comprennent que nous passons à l’attaque !
Les deux hommes entendirent, porté par le vent, l’appel de la vigie du navire marchand qui signalait leur approche. Knut sonna du cor à plusieurs reprises, Corato lui répondit. Oubliant la fatigue qui nouait leurs bras, les marins tiraient sur les bois, accélérant encore la cadence. Tout en maintenant le hel, le stirman observait le dromon. Plus ils approchaient, plus il se rendait compte de la hauteur de son plat-bord. Le bordage de l’esnèque arrivait à peine au premier rang de rames. Même si la houle les levait le long de la coque, ils étaient trop bas pour songer à un abordage classique. En revanche, ils conservaient l’avantage de la vitesse et de la maniabilité.
— Que proposez-vous, ô jarl ? fit-il quand Magnus vint à lui.
— J’ai discuté avec le pilote qui connaît un peu ces navires sarrasins. Les plaques de métal ne protègent que la proue et il nous faudra l’aborder par le travers afin d’éviter le tir de leurs catapultes ou l’envoi d’autres projectiles.
— D’autres projectiles ?
— Jacques dit qu’ils ont peut-être le feu grégeois.
Le Norvégien avala sa salive. Même s’il n’avait jamais vu de sa vie le feu grégeois, il en avait entendu parler. Cela faisait partie des légendes de la mer. De ces histoires que les marins se content à mi-voix dans les tavernes ou les bourdeaux, partagés entre bravade et effroi. Ce feu-là produisait des récits terrifiants et grandioses : il s’enflammait au contact de l’air, recouvrait les vagues de hautes flammes, brûlait des escadres entières, ravageait des ports, dévorant tout sans que ni les eaux du ciel ni celles de l’océan n’y puissent rien...
BRANLE-BAS DE COMBAT
11
Les ailes claires des avirons plongeaient avec force dans les vagues. Le rythme obsédant des tambours de guerre résonnait. C’était le branle-bas : le dromon allait rattraper le knörr. Les mercenaires, armés et casqués, avaient pris place le long des bordées, les archers étaient montés au sommet des tours de combat et les servants se dressaient près des balistes.
Le marin franc, qui avait couru pour donner ordre aux naffatun de ne pas tirer, observa le navire marchand et remarqua l’arbalète installée près du gouvernail. Il allait retourner en avertir le ra’is quand retentit une nouvelle alerte.
— Navire droit devant ! criaient les guetteurs.
L’homme fronça les sourcils. Cette fois, c’était une esnèque de combat qui se dirigeait droit sur eux, arborant un pavillon qu’il reconnut aussitôt pour l’avoir vu flotter aux portes de Caen : celui du roi d’Angleterre. Il s’en voulut de n’avoir pas prévu cette éventualité. Les navires avaient dû être séparés par la tempête mais ils marchaient ensemble. Il aurait été suicidaire pour un marchand de naviguer sans escorte dans ces parages. Il remonta près du ra’is et s’inclina devant lui.
— Une esnèque normande aux armes du roi Henri II Plantagenêt nous attaque, mon seigneur.
— On m’a dit que c’était un navire normand, répliqua le commandant. Mais tu dis qu’elle appartient à un roi ?
— Oui, maître. Le roi d’Angleterre, comte d’Anjou, duc de Normandie et
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