La nef des damnes
d’ailleurs, mais tout de même, j’me demande si nous arriverons à les vaincre... J’pensais pas que ça existait, des navires hauts comme nos falaises.
— Si tu y crois, Bertil, nous y arriverons. Veux-tu que je te répète mes instructions ?
— Non, non, messire. J’prends les carreaux, j’ies trempe ou pas dans la poix et j’vous les donne. Et ça, à chaque fois que vous m’en donnez l’ordre. Et j’vous aide à armer l’arbalète.
Hugues réprima un sourire. Il y avait chez ce jeune gars plus de courage et d’assurance que chez bien des hommes.
— Tu as lacé ton gilet de cuir ?
— Oui, messire, répondit Bertil en redressant le torse.
Son angoisse était passée. Il n’avait plus que la fierté d’être là et l’excitation d’un combat où peut-être il aurait à nouveau ce singulier sentiment, comme là-bas sur les grèves du cabo Fisterra, d’appartenir à cette terrible fratrie fondée sur le sang et la mort : celle des hommes.
Corato et Hugues échangèrent un long regard. Tout allait se jouer en quelques secondes.
— Affalez la voile ! jeta Hugues.
Des marins se précipitèrent vers la mâture. Quelques instants plus tard, alors que l’esnèque les croisait, la voile était sur le pont.
— Doublez la cadence ! gueula Corato. Nagez bâbord et tribord !
Ils étaient bord à bord avec le navire d’Harald, juste séparés par la longueur de leurs rames. Les ordres qui résonnaient de part et d’autre étaient les mêmes :
— Souquez ! Souquez !
Puis très vite, se jouant de la houle et du vent contraire, l’esnèque fut derrière eux, filant vers le flanc gauche du dromon.
— Paré à virer ! ordonna l’Oriental à Corato qui poussa le hel vers l’avant pour orienter l’étrave à bâbord, amorçant un lent demi-tour.
L’avant ruisselant d’embruns du dromon passait près d’eux. Le knörr s’écarta de sa route, tiré par l’effort de ses rameurs.
Le premier projectile les surprit tous. Tiré du château central, il passa en vrombissant au-dessus du mât et s’enfonça non loin d’eux dans un jaillissement d’écume. Hugues maudit la lourdeur du knörr. Il savait que les boulets de pierre pouvaient faire des dégâts considérables et là-haut, les servants devaient déjà ajuster leur tir.
— Plus vite, plus vite !
Encouragés par les rugissements du maître de nage, les matelots, le corps en sueur, se courbèrent sur les poignées. Les pelles mordirent l’eau. Le navire marchand achevait son demi-tour quand un second projectile suivit, manquant de peu la poupe. Une haute vague éclaboussa le gaillard arrière. Le knörr pointait maintenant son étrave vers l’ennemi. Sur le pont, Tancrède et ses archers avaient bandé les long bows , les grands arcs gallois. Ils allaient enfin passer à l’attaque.
A quelques pas de là dans le dortoir, le vieux Gautier, le serviteur d’Eleonor, s’était caché, s’enfouissant sous un tas de couvertures. Non loin de lui, assis sur le rebord de sa couchette, le géographe se balançait d’avant en arrière. Il avait bien essayé d’aider à la confection des javelots et des flèches incendiaires, mais ses mains tremblaient tellement que Tancrède lui avait suggéré d’aller se reposer. Depuis, il claquait des dents à l’idée d’être fait prisonnier ou torturé et les plaintes du vieux Gautier ne faisaient qu’amplifier sa propre terreur.
Eleonor sortit de sa cabine, refermant la porte au nez de son grand chien qui se mit à gratter furieusement le battant de ses griffes.
— Silence, Tara ! ordonna-t-elle.
Mais l’ordre resta sans effet et elle se détourna. La poitrine protégée d’un épais gilet de cuir, un poignard à la ceinture, un arc et un couire plein de flèches à l’épaule, elle traversa le dortoir d’un pas résolu.
— Non, damoiselle Eleonor. Vous n’allez pas vous... commença le géographe qui se tut aussitôt, sentant l’inutilité de toute remarque.
Il était évident qu’Eleonor avait l’intention de se battre. Un moment leurs regards se croisèrent, puis le géographe baissa les yeux, étouffant un gémissement. La jeune Normande secoua la tête, en proie à un mélange de pitié et d’affection pour cet homme si faible face au danger, mais si généreux de son savoir qu’en une seule nuit, elle s’en souvenait, il lui avait nommé les étoiles qui brillaient au-dessus d’elle, lui expliquant les climats de la terre et la forme du
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