La nef des damnes
manières nerveuses qui venait de se tourner vers eux. On devait déjà en être aux questions administratives. Dreu fixa son attention sur le nouvel orateur, d’autant que celui-ci regardait de son côté.
— Je voudrais tout d’abord, ainsi qu’il est d’usage, vous présenter le nouveau venu : frère Dreu qui nous vient de la célèbre abbaye de Savigny.
Le jeune moine baissa humblement le visage, rougissant malgré lui. Il s’attendait à ce que l’abbé évoque sa fonction de copiste, sa mission au monastère et la création future du scriptorium, mais rien ne vint. Pourtant, devant les invités au repas de la veille, l’abbé en avait fait état. Il y eut quelques murmures vite réprimés. Le cellérier parlait déjà de l’économat du Castelas.
— Je veux ici exposer mon rapport concernant nos dépenses. Il est de mon ressort, en tant que frère cellérier, de souligner une consommation de vin excessive ces derniers temps. Je vais devoir nous rationner si nous voulons tenir jusqu’à la livraison d’automne.
À nouveau un murmure parmi les moines.
— Par ailleurs, messire abbé, le cuisinier m’a avisé que des charançons avaient dévoré des sacs d’épeautre.
L’abbé hocha la tête et le cellérier continua à discourir. Le frère cuisinier, Albéron, le regardait si fixement que Dreu finit par baisser la tête.
Le silence retomba, Censius lisait la règle de saint Benoît, enfin il leva les mains et prononça les paroles annonçant le chapitre des coulpes :
— Si aliquid sit loquendum, dicite ; si quelqu’un a quelque chose à dire, qu’il le dise.
Le camérier, frère Henri, se leva, son regard sévère parcourant les rangs des moines.
— Quae est causa, frater . De quoi s’agit-il, mon frère ?
— Je me dois de signaler que j’ai entendu du bruit cette nuit dans notre dortoir.
Un silence de mort s’abattit sur la salle. Dreu avala sa salive, n’osant relever la tête de peur de croiser le regard glacé de l’officier.
— Ce bruit était celui d’une discussion, martela le camérier. Des moines enfreignent la règle de silence.
— Taciturnitas virtutes plurimas nutrit , la taciturnité est la mère de toutes les vertus, marmonna l’abbé Censius.
— Qu’ils se dénoncent maintenant.
Un frisson parcourut l’échiné de Dreu qui ne broncha pas. Il avait eu l’occasion à Savigny de battre sa coulpe mais ici, au milieu de ces frères inconnus, il se sentait paralysé.
Le camérier demandait s’il y avait des délations à faire dans l’intérêt de tous et le sacristain se leva. Dreu essaya de se remémorer si sa couche était près de la sienne. Frère Guy, le sacristain, commença :
— Je veux prier pour son salut et je sais qu’il me saura gré de l’avoir aidé à avouer sa faute...
Dreu sentit son cœur battre plus fort. Il ferma les paupières.
— J’accuse le novice Benoît d’avoir dérobé une miche de pain au réfectoire.
Même si ce n’était guère chrétien de se réjouir ainsi, Dreu ressentit un immense soulagement en entendant prononcer un autre nom que le sien.
Le camérier avait repris la parole.
— L’accusation est grave, expliquez-vous, mon frère. Et vous, frère Benoît, venez au milieu de nous tous.
Le pauvre novice se leva, se plaçant devant les officiers et l’abbé, la mine défaite.
— Comme vous le savez, frère Grégoire ne mangeait pas avec nous hier au soir, reprit le sacristain. Pourtant, notre cuisinier avait placé sa part de pain dans son écuelle. Quand nous avons rassemblé les écuelles, celle de l’infirmier était vide.
— Avez-vous vu frère Benoît voler le pain ?
— Oui, répondit frère Guy.
— Frère Benoît, voulez-vous avouer votre faute à vos frères et requérir leur pardon ?
La voix du camérier était d’une douceur qui ne présageait rien de bon pour le pauvre novice qui devint écarlate. Il essaya de répondre, mais referma la bouche sans avoir réussi à émettre aucun son.
— Nous vous écoutons, insista frère Henri.
— Je... Oui.
— Oui, cela veut dire : vous avez volé ?
— Oui, mon frère. Mea culpa.
— Pourquoi ?
— J’avais... faim.
— Il avait faim ! explosa le camérier. Avec tout ce qu’on lui donne chaque jour ! Et pour cela, il a volé !
Frère Benoît se jeta face contre terre.
— Mea culpa. Pardon, gémit-il, je ne me rendais pas compte. Pardon, mon père. Ayez pitié.
— C’est effectivement à
Weitere Kostenlose Bücher