La nef des damnes

sans les voir les ombres qui se découpaient sur la cloison de drap toute proche. Elle entendait le souffle rauque et le murmure des voix, mais rien de tout cela ne l’atteignait.
    Un bras entoura ses épaules.
    — Eleonor ? Vous allez bien ? demanda Tancrède.
    Etait-ce la douceur de la voix du jeune homme, la fatigue accumulée ? Au lieu de répondre, Eleonor se tourna vers lui, les yeux pleins de larmes. Le jeune homme la serra contre lui en essayant d’apaiser les sanglots silencieux qui la secouaient.
    — Je vais m’en occuper, murmura-t-il en lui caressant les cheveux. Vous ne pouviez rien faire de plus que ce que vous avez fait. Il faut vous reposer maintenant.
    Un long moment passa, puis, la voix de Tancrède aidant, les pleurs d’Eleonor s’espacèrent et elle s’arracha à son étreinte.
    — Allez vous coucher, je vous en prie, insista le Normand. Vous ne ferez rien de bon dans cet état.
    Elle hésita, tout en sentant s’abattre sur son corps la fatigue de cette nuit de veille et des précédentes. Depuis combien de temps n’avait-elle pas dormi une nuit entière ? Avant le combat, avant la mer intérieure...
    — Vous me réveillerez ? demanda-t-elle dans un souffle.
    — Au point du jour. Je vous le promets.
    Incapable d’ajouter un mot, la jeune femme gagna sa paillasse et s’y laissa tomber tout habillée. Quelques instants plus tard, elle dormait d’un sommeil profond, ses longues boucles brunes s’échappant de son chignon défait.
    Tancrède, qui avait recouvert le mort d’un linceul, revint vers elle, remontant la couverture qui avait glissé à ses pieds. Le corps abandonné, Eleonor avait déjà retrouvé dans le sommeil ce visage d’enfant qu’elle avait quand elle s’émerveillait en regardant les étoiles ou le vol d’une raie près du bateau.
    Il y avait chez elle un mélange de faiblesses toutes féminines et de ténacité qui fascinait le jeune homme. Dès le début du voyage, et bien qu’il s’en défende puisqu’elle devait épouser un autre en Sicile, elle l’avait attiré. Et il n’était pas le seul. Marins et passagers tournaient autour. Une femme seule au milieu de tant d’hommes... Seul son maître restait distant. Même Corato, qui pourtant se vantait de ne songer qu’à ses marchandises, avait des inflexions émues en parlant de sa passagère.
    Les longs jours de mer et la promiscuité aidant, Tancrède avait substitué le visage puis le corps d’Eleonor à ceux de Sigrid de Pirou {7} , son amante lointaine, sa dame blanche. Bien que la brûlure de ce premier amour soit encore vivace, il avait trouvé dans les yeux clairs d’Eleonor et dans ses éclats de rire quelque chose qui le troublait. Et maintenant qu’il l’avait serrée contre lui, qu’il avait senti l’odeur de pain chaud et la douceur de sa peau, il rêvait de se glisser à côté d’elle sous les draps et de l’aimer comme il osait parfois le faire dans ses rêves.
    — Tancrède ! appela la voix d’Hugues.
    Le jeune homme se redressa avec l’impression d’avoir été pris sur le fait.
    — J’arrive.
    Au loin retentit la cloche appelant les moines à l’office de prime. Frère Grégoire et Hugues achevaient d’extraire l’éclat de roche fiché dans le crâne de l’un des blessés.
    — Faites-nous bouillir de l’eau ! ordonna son maître.
    — Bien, fit le jeune homme après un bref regard aux mains sanglantes des deux hommes.
    Frère Grégoire avait jeté la pierre dans le seau à ses côtés, puis il se pencha pour examiner la plaie aux bords déchiquetés et noircis.
    — L’os a été perforé, remarqua-t-il. Hippocrate aurait conseillé de trépaner et d’ôter la matière endommagée.
    Il se tourna vers Hugues. Depuis que les deux hommes travaillaient ensemble, l’attitude de l’infirmier envers l’Oriental avait changé du tout au tout. Il quêtait son approbation à propos des moindres choses, et semblait heureux d’avoir enfin quelqu’un avec qui échanger.
    — Avez-vous déjà trépané un blessé sur vos champs de bataille des Pouilles ?
    — Non, mais je l’ai vu faire par deux fois. Le premier, à Cordoue, avait été soigné pour son haut mal, il est mort le lendemain. Le second, dans les Pouilles, pour une blessure par flèche. Il a survécu, mais son crâne après bien des années ne s’était toujours pas reconstitué et il portait nuit et jour un casque de cuir.
    — Un casque de cuir. Voilà une idée, sauriez-vous m’en