La nièce de Hitler
m’envoie à Vienne pour prendre des leçons.
Elle vit que son oncle s’efforçait de cacher
sa surprise.
— Rien ne vaut Vienne pour l’opéra. Vous
partez bientôt, Fräulein Raubal ?
— Mercredi.
Elle sentit sur elle la brûlure du regard d’Hitler,
mais un serveur vint placer sans bruit une soucoupe, une tasse à thé et une
cuillère devant elle, et elle se concentra sur ce mouvement.
Tout frêle dans un uniforme SS noir, Heinrich
Himmler entra en trombe et se glissa derrière Hitler pour lui chuchoter quelque
chose à l’oreille. Son visage semblait aussi blafard et lisse que les dunes du
Chiemsee, et les verres de son lorgnon scintillant dans la lumière des lustres
se blottissaient comme des pièces d’argent contre son nez.
— Qui ? demanda Hitler en
dévisageant sa nièce.
Himmler répéta le nom en question d’une voix étouffée.
Alors, Geli se tourna vers Wagener.
— J’ai des lettres d’introduction auprès
des meilleurs professeurs, et le célèbre critique musical Willie Schmidt m’a
même fait l’honneur d’un mot de recommandation.
Toujours guindé, Himmler suggéra une idée en secret
à son Führer, et Hitler sourit.
— Elle va à Vienne pour quelques semaines,
dit-il à Wagener, pour fignoler tout cela. Ensuite, si elle a du courage, elle
pourra se produire au théâtre Prinzregenten en décembre.
Wagener n’était pas idiot. Préférant ignorer
ce qui se tramait entre ces deux-là, il demanda :
— Et que prévoyez-vous dans le marché du
pétrole brut, Herr Hitler ?
Hitler discourut. Calmement, Geli sirota son
thé.
Le mercredi 16 septembre, elle quitta Munich
avec une seule valise pour faire croire qu’elle ne partait en effet que pour un
voyage de quelques semaines. Elle n’avait pas d’économies, et n’avait pas
réfléchi à un travail éventuel. Elle voulait filer, un point c’est tout.
Elle prit le train pour Berchtesgaden, où
Angela alla la chercher dans l’auto Wanderer que son demi-frère lui avait
offerte en janvier, et elles discutèrent de quatre pensions pour femmes où Geli
pourrait séjourner, si elle n’habitait pas avec sa tante Paula. Afin de cacher
ses intentions à sa mère, Geli ne prit que quelques vêtements d’automne et d’hiver
dans l’armoire située à l’étage de Haus Wachenfeld, et elle attendit la fin du
dîner pour téléphoner nonchalamment à la gare de Salzbourg et se renseigner sur
les départs du lendemain pour Vienne. Elle aida sa mère à faire la vaisselle en
sifflotant.
— Cela faisait des mois que je ne t’avais
pas vue si joyeuse, lui dit Angela en rangeant le reste de bouillon de bœuf
dans la glacière.
Geli secoua le torchon humide, le plia et le
suspendit avant de répondre.
— Vienne me manquait tellement, mentit-elle.
Angela sourit.
— Je devrais venir avec toi et amener un
peu de bonne vieille morosité pour rétablir l’équilibre.
— Oh, ce n’est pas la peine, vraiment, répondit
Geli. Il paraît qu’il y a des nazis là-bas aussi.
Angela poussa une chaise sous la table.
— Attention à ce que tu dis. Moi, je suis
nazie.
— On te trompe, maman.
— Oh, toi, tu crois toujours tout savoir !
Elle eut un pauvre sourire.
— C’est vrai, avoua-t-elle. Je sais tout
sur oncle Adolf.
Un accès de perplexité ravagea le visage d’Angela
comme de l’urticaire, puis elle comprit. Assommée, elle se détourna de Geli et
s’appuya sur la table de la cuisine, submergée par le chagrin, ses mains rouges
si incrustées dans le chêne qu’elle aurait pu sentir les veines du bois.
— Mais c’est un grand homme, dit-elle, un
génie.
— Non. Il est mauvais. Ils le sont tous. Tu
ne vois pas qu’oncle Adolf nous achète ? Si nous aimons les bonnes choses,
l’argent et la célébrité, nous devons pardonner les mauvaises. On dit :
« Oh, il est ainsi », comme si ça n’avait pas d’importance. Mais tout
a de l’importance : la haine, les mensonges, les mauvais traitements…
— N’en dis pas plus, fit Angela en se
collant les mains sur les oreilles.
— Les choses qu’il me fait faire, dit
Geli, mais doucement, de façon à n’être pas entendue.
Le jeudi matin, alors
qu’elles s’apprêtaient à partir à la gare, Angela reçut un coup de téléphone d’un
Adolf dans tous ses états, lui disant qu’il avait changé d’avis, qu’il se
sentait déjà trop seul, que Geli ne devait pas partir en Autriche tout de suite,
que Julius Schaub
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