La nièce de Hitler
chanter ?
— Au Wilhelmsgymnasium, Herr Hitler, répondit
Ingrid un peu trop vite. Avec les garçons. À huit heures. Vous viendrez ?
— Mais ce soir je suis terriblement occupé,
geignit Hitler. Est-ce que vous chanterez une autre fois ?
Geli lui dit que oui, le lendemain à trois
heures, à l’église des Théatins.
— Ah, c’est que je ne peux pas être vu
dans une église. Oh, non, ne me dites pas que Le Messie est dans votre
répertoire ? poursuivit-il, le visage soudain crispé.
— Si !
— Haendel ! Cet Anglais !
Elle rappela à son oncle que Georg Friedrich
Haendel était né en Allemagne.
— Où il n’a pas réussi, d’accord ? Alors
qu’il a eu du succès à Dublin et à Londres. Oh, ils se reconnaissent entre eux !
Je ne vais pas prétendre que je regrette de manquer Le Messie ce soir, poursuivit
Hitler après un coup d’œil à sa montre-bracelet, mais serait-il possible de
passer un peu de temps avec vous cet après-midi ?
— Certainement, dit Geli.
— Alors, accompagnez-moi à mon bureau !
Tandis qu’il ôtait ses pantoufles et mettait
un col dur, Ingrid s’approcha de son amie et murmura :
— Qu’est-ce qu’il est beau !
Geli haussa les épaules, puis évoqua la
stupide petite moustache de son oncle en mettant un doigt sous son nez. Ingrid
rit en signe d’approbation. Geli pencha la tête vers la gauche pour lire les
titres de la bibliothèque : les deux tomes des Mémoires de guerre du général Erich Ludendorff, Ma vie, de Richard Wagner, De la guerre, du général Cari von Clausewitz, les deux tomes des Fondements du XIX e siècle d’Houston Stewart Chamberlain, la biographie de Frédéric le
Grand par Franz Kugler, une collection de mythes héroïques par un certain
Schwab, quatre tomes du Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler – des
ouvrages sérieux dont son oncle pouvait revendiquer la lecture. Mais les livres
rangés sur l’étagère du haut lui correspondaient plus : des romans
policiers comme Le Cercle rouge par un Américain du nom d’Edgar Wallace,
une vingtaine d’histoires de cow-boys pour la jeunesse du très populaire Karl
May, des collections de gravures érotiques qu’un certain Eduard Fuchs avait
intitulées L’Histoire illustrée de la morale et L’Histoire de l’art
érotique, ainsi qu’une mince brochure toute cornée, Les Protocoles des
sages de Sion.
Elle entendit son oncle demander :
— Est-ce que votre père a acheté son
titre, Fräulein von Launitz ?
— Nous l’avons hérité, répondit celle-ci.
Geli ouvrit subrepticement L’Histoire de l’art
érotique, au moment où son oncle disait :
— Fortune ancienne, alors ! Voudriez-vous
adhérer au parti ?
Elle entendit Ingrid glousser.
Un signet était glissé juste au-dessus d’une
gravure effrayante de Franz von Stuck représentant une belle femme brune au
regard audacieux, au teint blanc comme de la farine, avec un visage dont Geli
devina qu’il était juif. Elle avait apparemment les mains liées derrière le dos.
Se faufilant entre ses cuisses lubriquement écartées et ondulant autour de sa
poitrine nue, un gigantesque python noir et luisant passait sa tête féroce par-dessus
son épaule, pour la poser juste au-dessus de la rondeur de son sein gauche. Le
poids du serpent sur elle semblait lui procurer un plaisir morne. Le titre
était Sensualité. Geli était intriguée. En quoi était-ce érotique ?
Qu’est-ce que son oncle voyait qu’elle ne voyait pas ? Elle entendait
Hitler parler à Ingrid des randonnées et des pique-niques que le parti
national-socialiste des ouvriers allemands organisait pour les jeunes, pour qui
la vie, il le savait, était si ennuyeuse de nos jours, mais Geli ne pouvait pas
détacher les yeux de cette image déconcertante, bien qu’elle se sentît un peu
mal.
— Euh, Fräulein Raubal ! Tu peux
faire mon nœud de cravate ? s’écria soudain Hitler.
Elle ferma le livre.
— Vous n’y arrivez pas tout seul ?
— Non, pas bien.
Elle ressentit son dépit comme s’il était
contagieux.
— Et moi, il aurait fallu que je
grandisse avec un père pour que je sache comment faire.
— Moi, je sais ! s’empressa de dire
Ingrid.
Geli observa attentivement la scène : son
oncle, hésitant, présentait son cou à la jeune fille et retenait curieusement
sa respiration pendant que celle-ci nouait sa cravate, paniquée et rouge de
confusion lorsqu’elle se trompa, et reculant avec un soupir de
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