La nièce de Hitler
se retourna et sourit à Emil et Geli
comme à des enfants que les conversations animées dans la salle à manger
avaient réveillés en sursaut.
L’hiver était enfin arrivé pour de bon. Le
vent avait glacé les joues de Geli comme si elle avait fait du ski, et elle n’avait
pas mis de gants pour sentir les mains d’Emil dans les siennes. Hitler se leva
cérémonieusement, lui baisa les mains et fut surpris.
— Mais tes doigts sont froids comme de l’argent,
Geli.
— Pourtant, j’ai chaud, dit-elle.
— Ça ne m’étonne pas, dit Ilse Hess, fascinée,
suivant des yeux Emil qui allait aux toilettes.
— Quel film avez-vous vu, Fräulein Raubal ?
demanda Putzi Hanfstaengl.
— Metropolis.
Rudolf Hess se pencha vers le Führer pour l’informer.
— Sur l’alliance entre le travail et le
capital.
— Et quel Juif a réalisé ça ? demanda
Hitler.
— Ce n’est pas un Juif. C’est Fritz Lang.
Un metteur en scène de premier ordre, dit Heinrich Hoffmann.
— Ça t’a plu ? demanda Hitler à sa
nièce.
— Beaucoup. C’était formidable.
— De quelle métropole s’agit-il ?
Elle haussa les épaules.
— Elle est imaginaire, je crois.
— Philadelphie, affirma Heinrich Hoffmann
avec assurance.
Des serveurs en veste blanche apportèrent deux
chaises très ornementées et Hitler ordonna que celle d’Emil soit placée près de
la sienne, et que celle de sa nièce soit plus loin, entre Ilse Hess et Helena
Hanfstaengl, pour que « les femmes puissent parler chiffons, coiffeur et
romans à l’eau de rose ».
— Asseyez-vous, je vous en prie, dit l’épouse
américaine de Putzi en tenant la chaise de Geli, avant d’ajouter en anglais :
et racontez-nous vos amours.
Geli savait juste assez d’anglais pour sourire
timidement.
Entendant une langue étrangère, Hitler fronça
les sourcils mais se tourna vers son secrétaire particulier pour lui raconter
que sa nièce était un véritable prodige, parce qu’elle pouvait suivre les
feuilletons dans une douzaine de magazines et de journaux en même temps.
— Et elle sait toujours comment les
histoires se combinent. Elle remarque même quand il manque un épisode.
Geli tourna la tête et vit qu’Ilse la
dévisageait d’un air intéressé.
— Quel est votre signe ? demanda-t-elle.
— Mon signe ?
— Astrologique.
— Je suis catholique. Nous ne croyons pas
à l’astrologie.
— Quand est votre anniversaire ? insista
Ilse avec un sourire indulgent.
— Le 4 juin.
Ilse s’appuya à son dossier.
— Gémeaux, donc. Il faudra que je fasse
votre thème.
Les serveurs mirent le couvert devant Geli et
lui remplirent une flûte de Champagne. Elle entendit Hitler jacasser avec ses
disciples sur le plaisir de dîner en compagnie de femmes si belles.
— Les femmes ont toujours été d’un tel
réconfort pour moi. J’ai toujours constaté que la beauté féminine me sortait de
mes idées noires et m’aidait à mettre de côté les soucis que le monde me
procure souvent. Que la femme soit intelligente ou originale est tout à fait
superflu. J’ai assez d’idées pour deux.
Helena Hanfstaengl soupira à cette remarque
désobligeante, et chuchota à Geli en allemand :
— Vous êtes amoureuse ?
Geli réfléchit un instant, hocha
frénétiquement la tête, et toutes les femmes se mirent à rire.
— Vous parlez de l’homme avec qui vous
êtes entrée ? demanda Kristina.
— Le chauffeur d’Hitler, précisa Helena
Hanfstaengl.
Kristina regarda par-dessus son épaule Emil
qui revenait des toilettes et s’installait à côté d’Hitler.
— Il est très beau, dit-elle, sous le
charme. Il est français ?
— Corse, répondit Geli.
Elle vit que Herr Hoffmann était en train de
raconter une blague, mais Hitler n’écoutait que d’une oreille, partageant son
attention inquiète entre Emil et elle, essayant d’être un homme jovial dans un
groupe d’hommes, mais désirant plus encore tenir la voix de sa nièce contre son
oreille, comme un coquillage contenant le mugissement de l’océan. Elle entendit
Helena demander en anglais :
— Vous vous embrassez ?
— Oui. Mais souvent pas embrasser. Oncle
regarde, répondit-elle dans son anglais de débutante. Petit peu seulement, poursuivit-elle
en montrant son pouce et son index séparés de quelques millimètres.
En les entendant, Putzi Hanfstaengl écarta les
jambes pour se pencher vers leur groupe, sa cravate blanche toute
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