La nuit de l'ile d'Aix
de Ponce Pilate :
— Ce n’est pas de mon ressort... Mais il est bien évident que si Napoléon se rendait à mon bord, je ne le rejetterais pas à la mer.
Journée du 9 JUILLET
« Le vent, stupide vent, bête comme un vivant. Et il faudra mourir sans avoir tué le vent. »
Henry de MONTHERLANT
Dans un demi-sommeil, Beker entend à travers la cloison la voix de l’Empereur, sourde, inquiète.
— Général, ayez l’obligeance de réveiller Savary, dites-lui de venir me voir.
Savary arrive la mine brouillée, les paupières rougies. L’Empereur s’est assis sur le lit de camp.
— Monsieur le duc, je suis à bout, allez dire de ma part au capitaine Philibert qu’il prévienne le capitaine Ponée de prendre ses dispositions de combat. Nous appareillons sur-le-champ quels que soient les risques.
Savary court à la cabine du commandant et trouve Philibert assis à sa table.
— Commandant, l’Empereur vous prie d’appareiller sur-le-champ.
— Impossible.
— Pourquoi, impossible ?
— Parce que j’ai l’ordre du ministre de ne pas appareiller si cet appareillage doit faire courir un danger à nos frégates.
Savary s’enflamme :
— Si je vous comprends bien, et j’ai peur de vous comprendre, la finalité de toutes ces manœuvres est de contraindre l’Empereur à se livrer aux Anglais.
Philibert se fait hautain et c’est avec arrogance qu’il répond à Savary :
— Je l’ignore, monsieur, tout ce que je sais, c’est que j’ai reçu l’ordre de ne pas appareiller en cas de danger.
Napoléon était sorti de la chambre du Conseil et guettait le retour de son intercesseur...
— ... Je ne m’étais pas trompé. Ainsi Philibert a tombé le masque. Je voulais croire, malgré l’évidence, que ce marin était un honnête homme. Ce lâche est un valet de Fouché.
— Sire, il a des ordres formels.
— Écoutez, Savary, j’ai la certitude absolue qu’il n’hésitera pas à nous livrer. Nous ne pouvons pas rester à bord de la Saale. Dites-lui de me préparer les chaloupes. Inutile de prévenir Beker. Je prendrai mes décisions à l’île d’Aix.
Napoléon est monté sur le beaupré où il entend les maîtres d’équipage lancer les ordres du rinçage matinal.
— Il faut que le pont soit propre comme un sou neuf pour accueillir l’Empereur.
Et l’Empereur émergeait entre les clairons et les seaux d’eau, distribuait des saluts et des sourires et abordait l’officier de quart.
— Où en sont les vents ? Et les Anglais ?
L’enseigne de vaisseau Lumeau répond, la gorge nouée.
— Sire, les vents sont toujours contraires. Derrière la pointe de Chassiron j’ai relevé la présence de deux bateaux anglais. Si Votre Majesté veut regarder.
Napoléon saisit les jumelles que l’officier lui tendait et découvrit, sous les bandes jaunes et bleues du pavillon de l’Union Jack, les marins anglais occupés eux aussi à la toilette de leurs navires. Et rien que la mer immobile, les taches de lumière sur la coque des voiliers, les duvets de soleil à l’aisselle des mâts.
— Votre Majesté peut constater par elle-même...
Philibert était debout à ses côtés. L’Empereur reposait ses jumelles et le dévisageait sans tendresse.
— C’est désespérant, sire, on dirait que le vent est mort, qu’il est fâché avec les vagues...
Autour d’eux le miroitement infini d’un lac sans souffle et sans rides. Des milliers de paupières figées, une moire étale, la paix glauque des eaux stagnantes. Philibert détourna son regard et feignit de s’absorber dans la contemplation de l’océan.
— Vous avez fait préparer les chaloupes pour l’île d’Aix ?
— J’ai donné les ordres, conformément au vœu de Votre Majesté.
Sur leurs têtes les souffles suspendus comme si le ciel retenait son haleine dans l’attente du dénouement. Des troupeaux cotonneux de nuages bouclés broutaient un azur lisse et scintillant.
— Nous ne pouvons rien, sire, dit doucement Philibert, les navires sont comme les moulins et les éoliennes : des jouets du vent.
— Mais enfin il va bien finir par se lever, dit Bertrand...
— Il a été si longtemps mon allié, dit Napoléon. En Corse quand j’ai échappé à Paoli sur une barque démâtée. Au Saint — Bernard quand les caissons tanguaient sous le blizzard. À Marengo quand il a porté à Desaix le message du canon.
Napoléon s’enfonçait dans son
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