La nuit de l'ile d'Aix
Chamaray, je lui crois un grand avenir.
Il mouillait son doigt et le dressait au-dessus de sa tête.
— Vous sentez cette brise, madame, le vent se lève. Qui empêche qu’on mette à la voile ? Si les Anglais attaquent, je soutiendrai le combat, et pendant ce temps-là la Saale passera.
Mme de Montholon frissonne.
— Vous nous cacherez dans la cale, n’est-ce pas, capitaine ?
— Bien sûr.
Brusquement il s’enflamme :
— Nom de Dieu, le vent se lève et nous restons les bras croisés... Le temps court et la chance passe. Vous ne comprenez pas que c’est une trahison ? Savez-vous, madame, que je suis sur le pont depuis 5 heures ? Vous savez ce que je fais : je guette l’heure du départ.
M. de Montholon les a rejoints sur le pont.
— Général, dit le capitaine Ponée, ma frégate roule comme une « barrigue ». Voulez-vous aller dire à l’Empereur que le vent est favorable et que s’il veut venir à bord nous passerons la croisière. S’il préfère la Saale je livrerai combat... Autrement dit, nous passerons de toute façon. En souplesse avec le vent. Et sans lui en force. Rapportez-moi la réponse de l’Empereur et je vais commencer mes préparatifs de combat, j’ai consulté mes officiers et mon équipage. Je parle en leur nom et au mien. Voilà ce que je propose : cette nuit la Méduse marchera en avant de la Saale et surprendra, grâce à l’obscurité, le Bellerophon. J’engagerai le combat bord à bord, j’élongerai ses flancs. Je l’empêcherai de bouger... Je pourrai toujours bien tenir deux heures, après quoi ma frégate sera en bien mauvais état, mais pendant ce temps la Saale aura passé en profitant du reste de la brise qui à cette heure-là vient de terre. Ce n’est pas le reste de la croisière, une méchante corvette et un aviso, qui peut arrêter la Saale, frégate de haut rang avec des canons de 36 sur le pont. Mais qu’est-ce que vous attendez, nom de Dieu ? Que nous soyons tous pris comme des rats. Allez-y, je vous dis...
Ponée hurlait les poings serrés. Montholon déguerpit :
— J’y vais.
Sur la chair mouvante et lumineuse de la mer, la caresse scandée des avirons. Debout à l’avant de la chaloupe, Napoléon regarde l’île d’Aix courir à sa rencontre. Un isthme noir et blond, un fer à cheval arrondi sur l’océan, et cloué d’une floraison décharnée de branches mortes couleur d’algue sèche. Les piquets de bois des bouchots alignent leurs bras végétaux de cimetière marin des temps mésolithiques.
Sur le rivage, de petites vagues pommelées laissent des spires d’écume en fleur, leur salive mousseuse brode les mascarets, le flot lèche des croûtes charbonneuses et craquelées comme des laves anciennes.
La barque louvoie à travers des éperons à fleur d’eau ; le ressac en soulevant le varech donne aux rochers la vie fugitive d’une chevelure engloutie. À droite s’avancent, loin dans la mer, des passerelles antiques qui ressemblent aux vestiges d’une cité lacustre, et dont l’extrémité supporte une cabane de planches où pendent des filets gluants arrimés par un mât oblique au sommet du batardeau.
Au-delà du sable et des vasières s’ouvre le pont-levis entre les escarpes gainées de mousses et de lierres. Sur le tertre les bosquets vert pâle des tamaris et des acacias. On débarque l’Empereur à dos d’homme, et la foule des marins et des boucholeurs s’amasse autour des canots.
Le capitaine Cuvilliers prévenu par un pêcheur arrivait en courant.
— Sire, nous avons comme chaque dimanche la revue du 14 e de Marine {76} . Si Votre Majesté veut nous faire l’honneur d’assister à cette revue...
— Ce n’est pas seulement un honneur, c’est un plaisir.
Il passa à pas lents sur le front du régiment. Devant la compagnie de grenadiers il écouta le capitaine commander le maniement d’armes : « On pense si les mouvements furent exécutés vivement et en mesure... » Et puis il se décida à commander lui-même la manœuvre, avec une sorte de jubilation nostalgique. Entre la mer, les vieux forts, les escadrilles de mouettes et les antiques caronades remontaient en lui les parades épiques du passé. Pour la première fois depuis Ligny (et pour la dernière fois de son vivant), des troupes en mouvement lui rendaient les honneurs. Et lui, brusquement transplanté aux aurores du siège de Toulon, commentait à haute voix pour Cuvilliers les
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