La nuit de l'ile d'Aix
nous, agitation d’insectes en fureur.
Il marcha quelques pas dans son attitude familière, la tête penchée, les mains jointes derrière lui sous les pans de la redingote relevée, et s’arrêta devant le cylindre massif des cordages qui l’engloutit dans son ombre. Il semblait devenu sensible à l’enchantement du décor, ce ciel laiteux, cette mer ocellée de lumières flottantes, le clapotis mélodieux des vagues sur les grèves, et le vol muet des oiseaux marins qui traversaient le golfe. Le silence sentait l’algue, l’iode et la marée. L’homme du destin était entré dans l’ombre. Sa voix s’élevait métallique et nostalgique.
— Regardez ces lumières éternelles et ces feux temporels. Et imaginez la gestation de mouvements et la profusion des métamorphoses en marche au creux des uns et des autres. Un peu comme les batailles souterraines des racines dans un jardin de printemps. On les croit figées alors que leur instinct et leur sève s’apprêtent à changer leur nature et leur destin...
Sa parole abolissait le temps et l’espace. Cette voix sans visage qui trouait le silence odorant de la nuit sur la mer, Lallemand l’écoutait sans penser qu’elle allait le poursuivre tout au long du temps qui lui restait à vivre.
— Général, il n’y a pas que ce voilier qui soit doté d’un point vélique, Gœthe m’a parlé de ce point idéal du romantisme allemand qui identifie le présent au passé et à l’avenir en les dissolvant. Nous sommes parvenus à ce point vélique, c’est-à-dire à un lieu de rencontre unique, transcendé par la grâce du moment. L’instant où les dieux retiennent leur souffle – et leur foudre – sur nos têtes. Regardez les forces opposées qui avancent vers nous. Ces trois terribles sœurs : la nuit, la mer et la mort. Regardez notre flotte et la croisière anglaise : ceux qui me poussent vers l’aventure et ceux qui me barrent la route. Nous allons être les jouets de cet affrontement. Mais notre destin est déjà inscrit dans les étoiles. Inscrit au-delà de ces combats de gnomes.
Journée du 12 JUILLET
« Un génie plus gigantesque dans la prospérité que résistant dans le malheur. »
V ILLEMAIN
Seul à l’avant de la chaloupe, Napoléon regarde danser sur l’eau les proues de pierre sèche des remparts de la forteresse. Les murs d’enceinte déploient le long de la côte leurs saillies, leurs fougasses et leurs contrescarpes.
Tous les habitants de l’île ont couru vers la plage, lorsqu’un pêcheur a mis toutes voiles pour annoncer que l’Empereur va accoster dans l’anse des Anglais. Un présage ? Des marins en vareuse délavée, les femmes — sabots, droguet et quichenotte — , leur marmaille qui patauge pieds nus dans les clapotis, des officiers de régiment de marine, des retraités à chapeau de paille qui ont retroussé leur pantalon de calicot bleu sur leurs mollets blafards. Et ils éclatent en bravos et en vivats, quand un marin de la Saale prend Napoléon sur son dos, traverse les flaques et le dépose au-delà des flots entre les rochers gluants et le sable blond.
Sitôt franchi le pont-levis, au-delà des tertres bosselés piqués de pins et de chênes verts, l’île déploie ses grâces, sa flore et ses parfums, la flexible offrande des passeroses, les roides nervures des palmiers, l’exubérance des mimosas. Cette île latine égarée dans l’Atlantique porte une centaine de maisons basses accroupies sur les collines sableuses.
— Regardez, lieutenant, le rôle historique de la Méditerranée a traversé le détroit de Gibraltar et s’est implanté dans l’océan, l’île d’Aix a dû profiter du sillage, naviguer sous le détroit et émerger au soleil des Charentes. C’est une parcelle flottante de l’Atlantide...
— Laissez-moi seul.
Il parcourt du regard sa dernière demeure française : la chambre à coucher du gouverneur de l’île. Un parquet de fougère, un guéridon d’acajou, des rideaux de cretonne, des tentures à motifs bucoliques. Le lit de noyer encastré dans l’étroite alcôve. La pendule soutenue par des nymphes de bronze doré trône sur la cheminée de marbre blanc dont deux sphinx allongés figurent les landiers. Une table en marqueterie et deux miroirs : une glace vénitienne, et son portrait en imperator romain, le front ceint des lauriers de l’Histoire. La fenêtre au balcon de fer forgé surplombe le jardin du gouverneur. Cette porte-fenêtre
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