La nuit de l'ile d'Aix
prêts à mourir pour vous...
Deux exemples suffiront à illustrer le pouvoir de ce fanatisme. Les mobilisés de 1815, jeunes mariés, arrachés à leur foyer par la conscription, quittent leurs familles et leurs épouses en larmes au cri de : Vive l’Empereur.
« Le 19 mars à Auxerre, au milieu de la nuit, on entendit sur l’Yonne un cri surhumain : Vive l’Empereur... Puis tout était rentré dans le silence. Le lendemain les épaves d’un bateau qui s’était brisé contre une arche du pont furent trouvées flottantes à la dérive. Au moment de mourir, les soldats avaient salué leur Empereur. »
Et sur le bateau, telle est l’idolâtrie qui depuis vingt ans enflamme les cœurs et les imaginations que l’Empereur, ayant versé quelques gouttes de café à la tête du cabestan, les hommes de l’équipage évitèrent de nettoyer ces taches et « laisseront corrompre le cuivre vermeil comme s’ils avaient recueilli l’urine d’un dieu {80} »
Lallemand a troqué son uniforme de général contre un déguisement de lieutenant de vaisseau, et loué une barque de pêche pour un cabotage nocturne à travers les passes d’Oléron. Il a entrepris ce voyage pilote pour reconnaître l’itinéraire de Napoléon entre Rochefort et la Gironde. Cette répétition solitaire est destinée à rassurer l’Empereur et à lui montrer qu’il pourra effectuer le trajet sans risques.
Le capitaine Baudin lui réserva un accueil chaleureux et après lui avoir fait les honneurs de sa frégate le fit présider le dîner au carré des officiers.
— Trente-deux canons, une vitesse de croisière de quinze nœuds, soit le double du vieux Bellerophon, un équipage qui a fait ses preuves. Et un commandant qui saurait mourir comme il a su vivre : la tête haute.
— Êtes-vous d’accord pour conduire l’Empereur en Amérique ?
— Je n’ai qu’une parole, dit Baudin. Mais ce sera moins facile que la semaine dernière. N’oubliez pas que c’est à la demande de l’Empereur que j’ai révélé aux Anglais la tactique de sortie en masse et que ce piège est désormais éventé. On ne les y prendra pas deux fois. Je vais donc inventer un autre stratagème. Nous partirons par le Verdon. C’est là que La Fayette s’est embarqué pour l’Amérique. Dites à l’Empereur que je l’attends demain.
— Sire, j’ai vu le capitaine Baudin : il propose de partir demain.
— Pourquoi demain ?
— Parce que les navires anglais ont été mystérieusement avertis de mon voyage. Et aussi parce que le commandant des forts de la Gironde est acquis aux Anglais. Je dois vous dire aussi que les royalistes excitent si fort les populations charentaises que j’ai été deux fois exposé à un péril mortel. Aux portes de Royan, je n’ai dû mon salut qu’en volant un cheval et en galopant sous un déluge de balles.
Napoléon s’était rembruni.
— Eh bien, nous renonçons à la Gironde. De toute façon ce voyage à cheval eût été très éprouvant pour moi {81} .
— En revanche, dit Lallemand, le général Clauzel vous est resté fidèle. Un de ses régiments a fait il y a deux jours le serment solennel de mourir à votre service et de se battre contre les Bourbons. Il est prêt à rejoindre l’armée de la Loire. En huit jours de campagne, vous seriez à Paris si vous refusiez le départ pour l’Amérique.
— Nous en reparlerons, dit l’Empereur évasif.
— Parlons-en tout de suite, dit Lallemand. Je m’offre à retourner en Gironde et à transmettre l’ordre à Clauzel de rejoindre Lamarque et de rallier l’armée de la Loire.
— Nous en reparlerons, répète Napoléon. Vous savez, Lallemand, ce soir je n’ai pas la tête aux décisions hasardeuses. J’entendais Joseph vous dire — et il ne savait pas que je l’entendais — que ma volonté se délitait. Eh bien, général, plus on est grand et moins on doit avoir de volonté. On dépend des événements et des circonstances. Je me déclare le plus esclave des hommes. Mon maître n’a pas d’entrailles et ce maître c’est la nature des choses. Je suis d’un caractère bien singulier, sans doute. Je ne suis pas un homme comme les autres, et les lois de morale et de convenances ne sauraient être faites pour moi. Mais on ne serait point extraordinaire si l’on n’était d’une trempe à part. Vous me croirez peut-être difficilement, mais je ne regrette point « mes grandeurs ».
— De quelles
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