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La nuit de l'ile d'Aix

La nuit de l'ile d'Aix

Titel: La nuit de l'ile d'Aix Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gilbert Prouteau
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grandeurs parlez-vous   ? Votre Majesté en a tant connu.
    —  Prenons les titres   : qu’est-ce que le nom d’Empereur   ? Un mot comme un autre. Si je n’avais d’autre titre que celui-là pour me présenter devant la postérité, elle me rirait au nez. La gloire, je m’en suis gorgé, j’en ai fait une litière et, pour vous le dire en passant, c’est une chose que j’ai rendue désormais à la fois bien commune et bien difficile.
    —  Mais vous êtes entré vivant dans l’immortalité.
    —  L’immortalité, c’est le souvenir laissé dans la mémoire des hommes. Cette idée porte aux grandes choses   : mieux vaudrait ne pas avoir vécu que de ne pas laisser de traces de son existence ; c’est pourquoi toute ma vie j’ai tout sacrifié, tranquillité, intérêt, bonheur, à ma destinée... Savez-vous que je me suis toujours senti poussé vers un but que je ne connais pas   ? Et j’ai toujours pensé   : quand je l’aurais atteint, un atome suffirait pour m’abattre. Et aujourd’hui...
    Comme il laissait la phrase en suspens, Lallemand reprit à voix basse   :
    —  Et aujourd’hui, sire   ?
    —  J’ai l’obscur sentiment d’avoir atteint ce but. Désormais je serai comme la vigne qui se fournit à elle-même son propre terreau en entassant ses débris et ses déchets. J’ai vécu pour devenir. Devenir vaut mieux que vivre. Et moi il ne me reste plus guère qu’à survivre. Du moins par rapport à ma vie précédente. Regardez Jules César. On écrit d’abord la guerre avec l’épée puis avec la plume. Raconter l’Histoire après en avoir changé le cours. C’est ce que je ferai en Amérique.
    Lallemand se cramponnait.
    —  Votre Majesté désire toujours le départ en Amérique   ?
    Napoléon enchaînait d’une voix lointaine   :
    —  À défaut d’Amérique, je ne veux de passeport pour aucune colonie, je préfère l’Angleterre. Mais je veux vivre en homme simple. Je suis resté un enfant de la Révolution... À Erfurt j’avais invité deux empereurs, cinq rois, trente princes et je leur ai dit   : « Quand j’avais l’honneur d’être sous-lieutenant d’artillerie... » Ils ont baissé le nez dans leur assiette. Ils ne pouvaient pas comprendre. J’avais une solde de soixante francs par mois. Avec cette solde j’ai élevé mon frère Louis. Je déjeunais avec du pain sec. Mais qu’eût été mon destin sans ma pauvreté   ? Quand, après mon mariage, des héraldistes ont été chercher les références nobiliaires de mes aïeux au XVIII e siècle, je leur ai répondu que mon blason datait de Montenotte. Mieux encore, un jour on m’a apporté un rapport de vingt pages qui m’était soumis par un prélat. L’ambition de ce rapport était de faire canoniser un des mes ancêtres lombards, Bonaventure Bonaparte. J’ai éclaté de rire. Et j’ai écrit en marge   : « Épargnez-moi ce ridicule. » Le prélat n’a pas insisté. Et j’ai dit à l’impératrice   : « Dans la position où je suis, je ne trouve de noblesse que dans la canaille. Et de canaille que dans la noblesse. Enfin, celle que j’ai faite... » L’impératrice a été affligée. Elle ne pouvait pas comprendre. Elle était nourrie de préjugés. Elle était ouverte aux superstitions et fermée au surnaturel.
    L’Empereur grattait nerveusement le fond de la tabatière aux armes de Marie-Louise. Il enfonça les pouces dans les poches de son gilet. Il avait des réserves de miettes de tabac en vrac. Il en prit une pincée qui s’éparpilla à ses pieds. Pendant la conversation qui avait duré vingt minutes, il avait vidé le contenu de sa tabatière.
    Il fit quelques pas sur le pont, s’accota à une rambarde et sans se retourner, comme parlant à l’océan   :
    —  Voyez-vous, Lallemand, j’ai toujours été sensible aux forces surnaturelles. Depuis quelque temps j’y suis devenu étrangement vulnérable. J’entends que je me suis progressivement détaché des contingences pour regarder au-delà du visible et du quotidien.
    Et il désignait alternativement les feux de la rade et ceux du ciel.
    —  ... À regarder cette rade et ce firmament, on pourrait croire à un univers figé dont les lumières paisibles reflètent le soleil d’un monde minéral. Or ici comme en haut, ce n’est qu’un formidable grouillement dont les éléments nous échappent. En haut constellations, ici conjurations... Sur nos têtes, cristallisation d’astéroïdes en fusion, face à

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