La nuit de l'ile d'Aix
s’ouvre sur un horizon de retraité, chemins creux, taupinières feuillues, fouillis de briques et de verdure, tilleul somnolent bercé par le rouet des abeilles, appentis de tuiles roses, rosiers en arceaux enlacés aux murailles couleur du temps. Les chardons bleuissent les poternes, les coquelicots rutilent sur les redans et l’herbe folle verdoie sur les traverses. Et au bas des dunes, la mer qui court sur les basaltes chevelus semble border le toit des casernes.
Il vérifie la porte de l’escalier dérobé, dont les marches permettent d’accéder secrètement à l’entresol en évitant le tour des salons et des chambres.
— Sire ?
— Marchand, fais-moi couler un bain.
Marchand lève les bras au ciel.
— Sire, il n’y a pas de baignoire.
— Alors, fais chauffer des brocs d’eau et monte-les dans le cabinet de toilette... Les autres sont arrivés ?
— Oui, sire, le comte et la comtesse Bertrand, M. de Rovigo, M. de Montholon se sont partagé les chambres autour de vous.
— Et Gourgaud ?
— Il attend dans le salon.
— Dis-lui d’entrer.
Gourgaud entre, l’œil noir et la bouche amère.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Sire, ce sont les journaux de Paris.
— Ah, et qu’est-ce qu’ils disent ?
— Il faut que vous lisiez.
Napoléon s’empare vivement des feuilles datées des 7 et 8 juillet, s’installe dans un fauteuil et commence la lecture. Gourgaud s’esquive sur la pointe des pieds.
Les premières pages annoncent la grande liesse de Paris. Et dans le même langage fleuri qui chantait trois mois plus tôt le retour de l’île d’Elbe et la ferveur du peuple, ils célèbrent le défilé triomphal des Alliés et la cavalcade des dragons prussiens sur les Champs-Élysées. La proclamation de Louis XVIII au peuple de Paris est reproduite sur une demi-page, assortie de clichés de courtisans sur l’installation du roi aux Tuileries. Les mêmes journaux, les mêmes mots, les mêmes formules, les mêmes superlatifs qu’au printemps dernier.
« C’est dans un enthousiasme délirant que Paris a fêté le retour du roi. La foule déferlait autour de la terrasse des Feuillants... L’œil ne planait que sur un tapis diapré de toutes les fleurs semées sur les innombrables chapeaux des femmes, qui se touchaient tous. La terrasse du château n’avait plus suffi à contenir les visiteurs empressés de saluer le roi rendu à tant d’amour : les balustrades, les parterres avaient été franchis, et les danses rondes y tourbillonnaient... Le délire semblait confondre tous les âges pêle-mêle. »
Napoléon froisse les journaux et les rejette. Il n’a plus besoin de lire. Au filigrane des descriptions serviles et des apologies courtisanes il voit s’agiter les pantins. Il entend les cris familiers, il reconnaît le tumulte des voix et la marée des corps. C’étaient les mêmes...
... Sur le pont Notre-Dame les toiles de tente brunes des bivouacs prussiens. Le long de la Seine, la caravane grise des fourgons et des caissons anglais. Le drapeau blanc fleurdelysé flottait sur tous les bâtiments. Et dans ce jour de fleur au fusil, les tiges des lis avaient été enfoncées dans la gueule des canons et des mousquets des gardes nationaux. Gendarmes rouges, mousquetaires noirs, grenadiers et chevau-légers. Et la foule se montrait la cohorte des dignitaires de l’Empire qui caracolaient devant la berline royale : les renégats empanachés, les mêmes qui deux ans plus tôt marquaient le pas en remontant les Champs-Élysées derrière le cheval blanc de l’Empereur. Victor, Moncey, Marmont, Mac Donald...
Aux fenêtres des boulevards, le vent tiède faisait ondoyer les nappes blanches et les draps déployés comme des oriflammes. Dans la rue la foule reprenait au refrain « Vive Henri IV », ou scandait : Dieu nous rend notre Père de Gand...
Les bottes des grenadiers de Silésie et les kilts des Irlandais de Highbury entraient dans la danse. Les banderoles se balancent au-dessus des têtes étoilées de guirlandes et de girandoles. Les cris de tendresse et de vénération se mêlent à la marée et psalmodient une liturgie d’opéra-bouffe.
Il reprend rageusement une feuille et continue sa lecture.
« Un orateur juché sur un portique improvisait un acte de grâces qui tirait des larmes aux spectateurs. « Le voilà le Père des Peuples, l’Ange de la guerre, le Tant-Aimé. Il est de retour parmi son peuple.
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