La nuit de l'ile d'Aix
dans la poche de son gilet, il se lève et pose la main sur l’épaule de Besson.
— Il faut excuser le grand maréchal, il est comme nous tous, sur des charbons ardents. Je suis désolé de vous avoir fait courir tous ces dangers. D’autant plus désolé que le départ est impossible cette nuit.
Besson était devenu tout blanc, ses mains tremblaient.
— Ajourner le départ, sire ? Mais c’est un risque énorme !
— Je ne pars pas ce soir. Vous allez descendre souper avec Bertrand. Il vous fera part d’un autre projet complémentaire du vôtre. J’aimerais connaître votre opinion là-dessus.
Besson ravale sa glotte {82} .
— Quel malheur, sire ! Quel malheur que Votre Majesté ne parte pas aujourd’hui, la rade des Basques est libre d’ennemis, les permis sont ouverts, qui sait s’ils le seront demain...
L’Empereur gratte machinalement le fond de sa poche, la réserve de tabac est épuisée.
— Revenez me voir dans une heure avec Bertrand.
Le grand maréchal semble un peu confus en voyant entrer Besson. Il se sait responsable de l’incident du poste de garde.
— L’Empereur vous a parlé d’un autre projet ?
— Oui, il m’a dit que vous alliez me l’exposer.
— Eh bien voilà, nous avons eu la démarche de cinq officiers du Royal Marine.
Il emplit machinalement le verre de Besson.
— Je suis vraiment désolé de ce qui est arrivé. Mais si vous saviez ce que je dois affronter chaque jour !
— Je sais, dit Besson.
— Oh ! personne ne sait tout. Beker peut-être. Et encore ! En ce qui vous concerne, l’Empereur m’a demandé de vous mettre au courant — pardonnez-moi ce jeu de mots insolite puisqu’il s’agit de marées — d’un nouveau projet. Hier j’ai donc reçu la visite de cinq officiers du Royal Marine, ils venaient me confier un projet que j’ai trouvé au premier abord extravagant. Il s’agissait d’équiper deux chasse-marée. J’ai dû leur confesser mon ignorance. Mais vous, vous devez bien connaître ces bateaux ?
— J’en ai commandé, monsieur le grand maréchal, ce sont des chaloupes pontées, elles sont très légères, dix à douze tonneaux, et leur tirant d’eau est infime. Elles sont très rapides et très mobiles.
— Eh bien, ces jeunes gens m’ont proposé d’en acheter deux. Ils m’ont expliqué qu’ils pouvaient pourvoir à leur aménagement en vingt-quatre heures, que sur le premier des chasse-marée on embarquerait les bagages et sur l’autre l’Empereur et quelques compagnons choisis par lui.
— Mais on ne peut guère envisager une traversée de l’Atlantique sur ces chaloupes avec l’Empereur à bord ?
— Ce fut ma première question. Ils m’ont répondu qu’une fois au large, on aborderait un navire marchand et qu’on exigerait — au besoin par la force, mais avec une indemnité pour les dommages éventuels — qu’il dérive sa route et fasse voile vers l’Amérique. Je suis mal placé pour juger du réalisme de l’entreprise, mais vous, lieutenant ?
— Comment s’appellent vos officiers du régiment de marine ?
— Doret, Saliz, Chateauneuf, Peltier, et, attendez, un nom bizarre, Le Cousu... Moncousu..., oui Moncousu. Oui, c’est ça. Ils seront encadrés par le lieutenant Genty de la Méduse.
— Je les connais tous, monsieur le grand maréchal, ils ont du courage à revendre, un cœur gros comme ça et ils brûlent du désir de sauver l’Empereur. Pour eux l’Empereur est demeuré un dieu.
— Je vous avoue qu’au premier regard l’entreprise m’est apparue insensée. Mais ils m’ont touché s’ils ne m’ont pas convaincu. Je les ai conduits à l’Empereur.
Dans la chambre aux volets clos où dans les hauts vases violets s’assèchent les cinéraires maritimes, où le miroir multiplie les flammes tremblées des chandeliers dans l’infini poreux de la pénombre, Napoléon en robe de chambre examine les six jeunes gens. Ils ont vingt ans, le cheveu ras, le teint tanné, l’œil brillant, les jambes raidies, le torse bombé, sanglés dans leurs uniformes. Taillés dans le même moule. Le regard incendié de la même flamme. Des Marie-Louise de l’Océan.
L’Empereur ne croit pas tellement aux chasse-marée, mais comment ne pas être bouleversé de cet élan qui les jette vers lui, respectueux, impétueux, empêtrés dans leurs formules, mais armés d’une telle volonté de servir — et de mourir pour lui.
C’est
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