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La nuit de l'ile d'Aix

La nuit de l'ile d'Aix

Titel: La nuit de l'ile d'Aix Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gilbert Prouteau
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Vous rêvez, Beker   ?
    —  Non, sire, je m’inquiète.
    —  Écoutez, général, le capitaine Ponée est prêt à se battre, le commandant Philibert refuse d’appareiller. Baudin me relance, l’armée de la Loire m’attend..., que pensez-vous de tout cela ? Tout le monde me donne des avis, excepté vous.
    —  Le seul avis que je me permette de donner à Votre Majesté, c’est de prendre une prompte décision et d’exécuter ensuite le plus rapidement possible le projet auquel on aura donné la préférence... Il faut s’attendre à ce que le gouvernement envoie des agents à votre poursuite. Dès lors la scène change. Mes pouvoirs cessent. Et Votre Majesté court de nouveaux dangers...
    —  Général, vous seriez incapable de me livrer   ?
    La voix de l’Empereur résonnait comme une adjuration.
    —  Votre Majesté sait que je suis prêt à donner ma vie pour protéger son départ, mais en me sacrifiant, je ne la sauverais pas, car les capitaines de frégate vont recevoir des ordres des ministres de Louis XVIII, ce qui rendra votre salut impossible.
    —  Alors, votre avis   ?
    —  Voyez le capitaine Besson et partez vite.
    Dans la lumière verte de l’aube, la mer doucement remuée déroule ses anneaux, lustre ses écailles et laisse au rivage de l’île ses baves irisées.
    En ce matin du 11 juillet, le destin marque une sorte de pause. Les deux camps rameutent leurs forces et affûtent leurs chances. L’Empereur a encore trois possibilités de fuir   : Baudin, Besson et les corsaires américains. Les Anglais concentrent leurs frégates dans les pertuis. Mais l’avenir ne se joue pas sur le mouvement des marées, il va se jouer sur la dérade intérieure.
    Ce solitaire somnolent, qui braque machinalement sa jumelle sur le ciel, les vagues et les vergues, a senti se retirer de lui ce pouvoir d’hypnose qui depuis vingt ans fascine et engourdit.
    Jusqu’en 1812, ses familiers ont subi cette mystérieuse émission de courant qui envoûte, embrase et paralyse. « L’être le plus froid s’émeut devant lui. Ce n’est pas uniquement son génie, son rang, sa réputation qui imposent, il y a une sorte d’influence magnétique qui opère infailliblement sur les individus admis en sa présence. »
    « Impossible de se défendre, on se sentait moins fort que lui, comme contraint de se soumettre à son influence {78} ... Il émettait devant lui des ondes qui neutralisaient les troupes envoyées à sa rencontre. »
    Ses interlocuteurs sont toujours brûlés par la double ignition du regard et du verbe. « Ce regard obéissait à sa volonté avec la rapidité de l’éclair   ; dans la même minute, il sortait de ses yeux vifs et perçants, tantôt vifs, tantôt sévères et tantôt caressants {79} . »
    « Je ne sais pas comment il s’y prend, mais quand nous nous parlons sa parole communique une sorte de feu... Son regard vous transperce comme une flamme. »
    Mais quinze jours plus tôt, Thibaud a noté   : « Ce regard si formidable à force d’être scrutateur avait perdu la puissance et même la fierté. Tout lui semblait dénaturé, décomposé, en ruine. »
    En ce jour du 11 juillet où vont tourner les chances, l’Empereur apparaît comme dépouillé de son grand manteau de lumière et coupé de ses flux galvaniques. Désaimanté.
    Cette secrète disgrâce qui frappe le héros n’est perceptible qu’à ses seuls familiers. Le peuple l’ignore, il ne connaît que la silhouette et la légende.
    À dix-huit ans, le lieutenant Bonaparte avait été candidat à un concours de poésie organisé par l’académie de Lyon et dont le thème portait sur l’art de donner le bonheur aux hommes. Il avait travaillé huit jours et huit nuits avant d’envoyer son manuscrit. Il avait attendu le cœur battant la proclamation du palmarès. Sa copie lui était revenue avec des annotations sévères   : « Aucun intérêt, peu doué... En dehors du sujet... » « J’ai compris que je n’étais pas fait pour cette utopie   : donner du bonheur aux hommes. Alors je leur ai donné de la gloire et du rêve. À une telle dose qu’ils ne la retrouveront plus jamais. »
    Et cette manne de gloire et de rêve tisse entre le peuple et lui un réseau si puissant d’amour et de vénération que sa seule présence suffit à déclencher l’hystérie collective. On entend revenir à chaque apparition le refrain crié, hurlé, bavé par mille bouches   : Vive l’Empereur, nous sommes

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