La nuit de l'ile d'Aix
voie.
— Alors, faites porter les effets et les caisses à bord des chasse-marée. Faites répandre à son de trompe que je m’embarque sur les chaloupes. Et tourné vers Besson : Vous les ferez appareiller juste avant mon propre départ. Nous pourrons surveiller les mouvements de la croisière qui ne va pas manquer de s’élancer à leur poursuite. Mais il faut bien une journée pour que la rumeur se répande et que les Anglais soient avertis de mon départ.
Il pose ses deux mains sur les épaules de Besson.
— Capitaine, je suis fermement décidé à partir avec vous dans la nuit du 13 au 14.
Le visage de Besson exprimait un tel désarroi que Napoléon s’exclame :
— Eh bien, vous paraissez désemparé par cette nouvelle. Je pensais que vous seriez content de ma décision ?
— Sire, je supplie Votre Majesté de peser sa décision. Les vents sont comme les femmes. On ne peut s’y fier que sur le moment... Aujourd’hui ils sont favorables, accueillants, demain ils seront peut-être hostiles.
Le 12 juillet au soir, le commandant Jourdan de La Passardière a reçu l’ordre d’aller mouiller en dehors de l’île d’Aix, en compagnie de la goélette Sophie, bâtiment de service du port.
Dix embarcations armées sont débarquées de la croisière anglaise et entourent L’Épervier. Le capitaine de la Sophie prend peur et, par crainte d’être enlevé par les Anglais, rompt ses câbles et rentre en rade de l’île.
Que s’est-il donc passé cette nuit-là si fertile en mystères et en confusions qu’aucun historien n’a jamais réussi à élucider l’équivoque ? Qui a crié : Alerte ?
D’où sont parties ces salves sur le rivage ? Qui a tiré les premiers coups de feu ?
Aux armes !
Où courent ces ombres folles, que signifient ces cris qui se croisent et se contredisent :
— Rassemblement !
— Les Anglais ont débarqué !
— Ils veulent enlever l’Empereur !
Et on continue de tirer à l’aveuglette. Et on se retrouve à demi vêtu, décoiffé, le fusil à la main.
— Vous y comprenez quelque chose ?
— Attention, les Anglais ont mis leurs canots à la mer...
Cette fois, c’est vrai, regardez. Les nuages ont arraché à la lune son masque de théâtre ; elle éclaire la lente navigation des chaloupes anglaises bourrées de matelots qui prennent position au large de la fosse d’Enet.
— C’était une erreur, dit un officier. Notre chaloupe s’est trompée.
Une erreur..., encore une, la dernière ou presque. Les plages se vident, les ombres se résorbent. Le silence investit l’océan. Napoléon Bonaparte s’est endormi dans l’alcôve entre le damas bleu et les rideaux blancs.
Journée du 13 JUILLET
« La nuit qui vient du cœur et n’a pas de matin. »
A RAGON
La côte ouest de l’île participe à la fois d’un château fort et d’un jardin de Babylone. Celui-ci suspendu et l’autre abandonné. Une piste de lichens et de coquillages court au long de cette cité souterraine dont les flancs ont été pétris dans la peur, le granit et la terre battue.
Sur le toit des forteresses, le vent de mer balance les chardons et les sauges. La végétation profuse et vorace pousse ses lianes, ses fouillis et ses brandes jusqu’aux flancs des casernes devenues cavernes. Au-delà des contreforts de basalte, le brasillement de la mer.
Ernest Goupil marchait doucement sur la route d’huîtres pilées, blanche et tassée comme un charnier monacal. Les coupoles de pierre meulière couronnaient les aiguades. Les coquelicots poussaient leurs pattes velues entre les rouilles qui rongeaient les feuilles des vignes sauvages accroupies sur leurs ceps tordus. Ernest Goupil, quarante ans, ivrogne, déserteur et vagabond, longeait les poudrières où s’encastraient les barreaux scellés des prisons militaires. Il avait ancré son canot de pêche à la pointe de la Mauvaise, et il avançait, portant un panier creux de grillage tressé sur son épaule. Pour la première fois de sa vie il touchait à la fortune. L’espion anglais qui l’avait accosté dans une taverne de La Rochelle lui avait remis en le quittant une poignée de billets. Vingt livres, plus qu’il n’avait jamais gagné en une année.
— Et il y en aura trois cents pour vous si vous nous aidez à la capture de Bonaparte.
— Bon Dieu, trois cents livres ?...
Il aurait tué ses enfants pour moins que ça... Il avançait le long d’un
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