La nuit de l'ile d'Aix
yeux rivés sur l’assistance et regardait les fronts s’assombrir, les visages se décomposer, les glottes se nouer, les larmes perler.
Le silence devint insoutenable, et dans le cœur du silence battaient les chamades et les tambours. Reniflements, respirs oppressés, soupirs étouffés.
De ce silence va rejaillir un cri d’entrailles. Et ce cri est un hurlement. Mme de Montholon s’était précipitée vers l’Empereur et, avant qu’il ait pu esquisser le moindre geste, elle était tombée à ses genoux et les enserrait de ses longs bras blancs, et là, tête posée sur les genoux, elle criait, elle hoquetait :
— Sire, je vous en conjure, écoutez-moi..., ce n’est pas ma peur qui parle, c’est mon cœur...
— Eh bien, faites-le taire, madame, et relevez-vous. Ce spectacle est pénible pour tout le monde. Et singulièrement pour moi.
Il ajouta d’une voix redevenue sereine :
— Gourgaud et Las Cases retourneront voir Maitland et examineront avec lui les conditions et les garanties de notre transfert en Angleterre...
Et il leur tourna le dos, et les planta là sans un regard.
— Vous portez une lourde responsabilité devant l’Histoire, dit Lallemand.
— Moins lourde que la vôtre s’il vous avait écouté, dit Gourgaud.
— La mienne, je vais la porter devant un peloton d’exécution. La vôtre, vous avez toute votre vie pour y penser.
Gourgaud claqua la porte et en traversant le salon croisa Beker pâle et agité.
— Je vais donner l’ordre au capitaine Philibert de mettre le brick L’Épervier en état de recevoir Sa Majesté et sa suite dans la nuit. Il ajouta : Montez auprès de l’Empereur, il a besoin de vous.
— Que vous a-t-il dit ?
— Simplement ceci : « Que la paix de l’Europe devienne le gage de ma renonciation au trône de France. »
Gourgaud se précipite chez l’Empereur qui aussitôt lui dit :
— Je ne connais pas le prince régent d’Angleterre, mais d’après tout ce que j’ai entendu dire, je ne peux pas manquer de confiance dans la loyauté de son caractère. Mon parti est pris, je m’en remets à lui. En abordant le Bellerophon, je serai déjà sur le sol britannique. Les Anglais seront liés par les devoirs de l’hospitalité. J’ai écrit hier le brouillon d’une lettre au prince régent, je vais vous la dicter. Asseyez-vous, Gourgaud, et écrivez.
« Altesse Royale,
En butte aux factions qui divisent mon pays et à l’inimitié des plus grandes puissances de l’Europe, j’ai terminé ma carrière politique et je viens comme Thémistocle m’asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois que je réclame de Votre Altesse Royale comme au plus puissant, au plus constant et au plus généreux de mes ennemis. »
Gourgaud éclate en sanglots. L’Empereur lui frappe sur l’épaule.
— C’est ce que vous souhaitiez, n’est-ce pas ? Et maintenant vous prenez une lettre du grand maréchal à Maitland. Je préfère la dicter moi-même. Vous la daterez d’hier comme celle que j’adresse au prince régent, et vous allez recopier... Lorsque vous serez arrivé en Angleterre, vous demanderez audience au prince régent et vous lui remettrez cette requête.
« Si S. A. R. le Prince Régent ne voit pas d’inconvénient à ce que des passeports me soient délivrés à destination des États-Unis, mon désir serait de m’y rendre. Mais je ne tiens à partir pour aucune autre colonie. Si je ne puis aller en Amérique, je souhaite rester en Angleterre sous le nom de Muiron {90} ou de Duroc {91} .
En Angleterre, j’aimerais à vivre dans une maison de campagne à 10 ou 12 lieues de Londres, mon arrivée se faisant dans le plus strict incognito. Il me faudrait une maison assez spacieuse pour tout mon monde. Je demande à éviter Londres où je ne pense pas que le gouvernement voudrait me voir habiter. Si le gouvernement entend me donner un commissaire, il ne faudrait pas que ce commissaire fût un gardien, mais un homme de qualité et un homme d’honneur.
... Mon aide de camp Gourgaud se rendra à bord de l’escadre anglaise avec le comte de Las Cases. Il partira sur l’aviso que le commandant de cette croisière expédiera soit à l’amiral, soit à Londres. »
Gourgaud embarque à bord du canot avec Las Cases et son fils Emmanuel, un page et un valet de pied.
— Regardez, dit Las Cases en désignant les voiles gonflées de la Saale.
— Quoi ? dit
Weitere Kostenlose Bücher