La nuit de l'ile d'Aix
le départ de Paris. C’est un convive familier, elle se nomme la Peur. Elle courbe les fronts, étreint les cœurs et corrode les pensées, à l’heure où s’engage ce dernier échange pathétique où vont s’agiter les idées et les hommes, le sursaut de l’honneur et les illusions du renoncement, l’angoisse et la révolte, les porte-parole de la résistance et les tenants de la reddition.
Ce ne sont pas seulement les soucis de sécurité qui déterminent les choix. Ce sont aussi les souvenirs et les affrontements. Mme Bertrand est anglaise. Las Cases émigré a gardé un souvenir chaleureux de l’accueil britannique. Gourgaud, à l’île d’Elbe, a sympathisé avec les Anglais. Lallemand, lui, a été prisonnier sur les pontons et ne connaît que cet aspect déprimant de l’hospitalité britannique...
Las Cases et Lallemand, les épaules et les cheveux encore mouillés d’embruns sont venus rendre compte à l’Empereur du résultat de leur mission auprès de Maitland, mais Las Cases se borne à transmettre les déclarations du capitaine du Bellerophon.
— Sire, le capitaine Maitland a bien reçu de son gouvernement les ordres qui l’autorisent à accueillir Napoléon et sa suite si la demande lui est faite par écrit. Il s’engage à traiter Votre Majesté avec tout le respect et les égards dus au rang qu’il a déjà occupé.
Mais il ne garantit pas à Votre Majesté l’arrivée des sauf-conduits pour son passage en Angleterre et aux États-Unis.
L’Empereur ouvre la séance par une brève allocution :
— Nous avions en arrivant ici le choix entre trois solutions...
Il parle lentement, d’une voix sans timbre, comme étrangère à son exposé.
— ... Le départ en Amérique, le retour à l’armée de la Loire (il prend un temps) et la croisière anglaise... il les regarde. Impatients. Anxieux. Suspendus à ses points d’orgue. Il aurait pu traduire sur l’instant ce qu’exprimaient ces regards accrochés à lui. Ils auraient voulu lui crier qu’ils étaient les uns et les autres recrus de dangers, repus d’aventures et saturés d’inquiétudes. Qu’ils n’aspiraient plus qu’à la paix. « La paix du corps et la paix du cœur », disait Mme de Montholon.
Ne plus jamais connaître le tumulte des nuits blanches et les chamades des réveils paniques. Sur tous ces visages marqués par les fatigues du voyage et la terreur du proche avenir, Napoléon lisait à livre ouvert l’espoir tenace du havre de grâce, de la tonnelle et du jardin, des soirs de flânerie et des petits matins où les premiers rayons dorent les derniers rêves à travers les contrevents.
Il sait que sa suprême escorte est divisée en deux camps, mus par un même ressort : l’angoisse du proche futur. Lallemand et Savary le poussent à forcer le blocus et à faire voile pour l’Amérique parce qu’ils craignent pour leur tête. Ce qu’ils redoutent, c’est la Cour martiale et le peloton d’exécution. Les autres sont partagés entre la hantise du danger de la traversée et une autre forme d’épouvante. Rester seuls à l’île d’Aix sans soutien, sans ressources ni espérance pour l’avenir. Avec quelques années de prison pour les plus compromis. Dans cette cour de raccroc et de transit, la peur d’être « laissés en rade » pour les uns {87} , le mythe du manoir anglais pour les autres, tissent autour de l’Empereur un climat empoisonné. Il est désormais acquis que si Napoléon part aux États-Unis, il n’emmène au mieux avec lui que deux ou trois compagnons d’aventure. Au contraire s’il accepte ou revendique l’hospitalité anglaise, il pourra disposer à son gré (du moins il le croit) de la totalité de son entourage. Telle est la fable que font circuler les deux femmes qui confondent les fastes et les fetes des châteaux en Écosse, avec les mirages — ou les miradors — des châteaux en Espagne. Elles ont trouvé en Gourgaud un avocat passionné.
— Je vous écoute, Gourgaud.
— Sire, j’ai découpé un extrait du Morning Chronicle, un des journaux les plus importants de Londres. Cet article a été écrit quelques semaines après votre retour de l’île d’Elbe. Si vous le permettez, je vous donne lecture d’un extrait :
« Napoléon a reconquis en quinze jours le trône dont il n’avait pu être renversé par toute l’Europe qu’après un si grand nombre d’années. Il n’est rien de pareil dans l’Histoire... Bonaparte a été
Weitere Kostenlose Bücher