La nuit de l'ile d'Aix
celui de l’île d’Elbe ?
Il entre. Il se heurte à quatre visages funèbres. Savary, Las Cases, Montholon et « un étranger inconnu de moi ». Il salue, s’incline et dit à l’Empereur :
— Sire, tout est paré, les chasse-marée ont pris la mer, nous n’attendons plus que vous.
Un lourd silence. Et Napoléon d’une voix sourde :
— Capitaine, vous allez tout de suite vous rendre à votre bord et faire débarquer tous mes effets. Je vous suis reconnaissant de tout ce que vous avez voulu faire pour moi. S’il s’agissait de délivrer un peuple opprimé, comme quand j’ai quitté l’île d’Elbe, je n’aurais pas hésité un seul instant à me confier à vous. Mais comme il ne s’agit que de ma seule personne, je ne veux pas exposer ceux qui seront restés fidèles et qui partagent mon sort à des dangers pour le moins probables. Je suis résolu d’aller en Angleterre, et je me rendrai demain sur le Bellerophon.
Besson semble foudroyé. Il ouvre la bouche, ne peut articuler aucun son. Il tend les bras dans un geste désespéré. Et il reste debout, muet, implorant, les mains tremblantes, le visage ruisselant où se mêlent la sueur et les larmes.
Pendant ces quelques instants les images qui l’accablent, ce sont les pontons de Marsh, les fers des cales, les lanières plombées des gardiens, la pluie s’engouffrant dix heures d’affilée dans les vêtements des prisonniers phtisiques, les brumes du soir, le cachot des nuits. Et un peuple joyeux qui venait applaudir au calvaire des forçats et au fouet des bourreaux. Cinq ans.,., cinq ans de tortures défilaient devant ses yeux. Et quand il peut reprendre son souffle, c’est d’une voix mêlée de sanglots qu’il articule :
— L’Angleterre ? Vous allez en Angleterre ? Alors, sire, vous êtes perdu... Un cachot de la tour de Londres sera votre demeure et vous devrez vous estimer heureux s’il ne vous arrive rien de plus. Votre Majesté veut se livrer pieds et poings liés à ce cabinet de traîtres qui se réjouira profondément de pouvoir emprisonner celui qui savait l’atteindre au plus profond de son cœur... Vous, le seul qu’il ait à craindre, vous voulez vous rendre à lui et sans aucune négociation ? Sire, avez-vous pensé, en renonçant à ce projet, à tous ceux dont votre renoncement va ruiner la carrière et compromettre la liberté ? Avez-vous pensé, sire, au capitaine Ponée, à tout l’équipage de la Méduse, au préfet Bonnefous, à mes marins, à tous ceux qui comme moi dévoués corps et âme à votre cause...
— S’il s’agissait de sauver l’État, je ferais tous les efforts imaginables. Mais puisque c’est ma personne seule qui est en jeu, mon devoir est de me sacrifier {94} .
— Sire, en vous livrant aux Anglais, c’est tout votre parti, ce sont vos millions de partisans que vous livrez avec vous. En liberté aux États-Unis, vous alliez incarner pour eux l’espoir vivant et la sauvegarde de l’avenir. En captivité en Angleterre vous les exposez à toutes les brimades, à toutes les persécutions. Certains vont y laisser leur vie... Par exemple, tous ceux qui vous ont rallié au retour de l’île d’Elbe.
Napoléon semblait bouleversé.
— Je n’avais pas envisagé cela.
— Je vous demande de penser aux disgrâces et aux condamnations qui les attendent...
La voix de rogomme de Savary interrompt la supplique.
— Silence, capitaine..., vous vous permettez trop. N’oubliez pas que vous vous adressez à l’Empereur.
— Eh, laissez-le parler, dit Napoléon « avec un regard mélancolique qui m’ébranla jusqu’au plus profond ».
Et Besson poursuit en vain son adjuration, puis il mesure la vanité de sa démarche, et entre ses larmes :
— Pardonnez-moi, sire, si j’ai trop parlé, c’est que j’ai été frappé du tonnerre par votre décision et que je ne peux plus qu’implorer l’indulgence de Votre Majesté.
Sa voix se raffermit et tourné vers Bertrand qui vient d’entrer :
— Monsieur le comte, je vous demande au moins d’ordonner au poste de ne pas recommencer à tirer sur moi, ce serait trop injuste d’être frappé par une balle française... pendant le transport des bagages ; j’aurais volontiers donné dix ans de ma vie pour conduire ces malles en Amérique.
— Calmez-vous, capitaine, dit Napoléon, et revenez nous voir quand votre affaire sera terminée.
Besson sort en chancelant, foudroyé. Il
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