La nuit de l'ile d'Aix
bruit. »
« Un ou deux amis », la formule jetait la consternation dans l’assemblée. Le général Gourgaud apaisa d’un bras nerveux les protestations et les gémissements :
— Votre « petite chaise de poste » ne ferait pas trois lieues sans être assaillie par les bandes de tueurs royalistes. Comme à Saintes.
Lallemand se raidit :
— Admettons... En tout cas il n’est pas trop tard pour Besson.
— Si, rugit Gourgaud, il est trop tard. Et tourné vers Napoléon : Sire, avez-vous pensé que les caricaturistes des journaux anglais pourraient vous reproduire à croupetons dans une futaille ? Le trône du sacre devenu un tabouret de rotin dans une cuve d’eau-de-vie ! Cette caricature serait reprise à tout jamais par les livres d’Histoire... La dernière image du grand Napoléon, celui de Marengo, de Rivoli, de Lodi, d’Austerlitz, de Wagram... : un contrebandier accroupi devant un tuyau d’aération ? Votre épopée sentirait le cognac jusqu’à la fin des temps ! Avez-vous le droit de vous prêter à une démarche qui tourne votre légende en dérision ? La postérité ne vous pardonnerait pas.
Ah ! « la postérité »... Le coup a porté. L’Empereur s’est rembruni.
— Oublions Besson, dit-il sèchement.
— Alors, sire, répondit Lallemand, il reste les chasse-marée. Vous connaissez ce qu’ils proposent : navigation de nuit, jusqu’à ce qu’on ait rencontré un bateau de commerce, le faire stopper sous la menace et le contraindre à appareiller pour l’Amérique. Contre une forte rétribution bien sûr.
— Et si on ne rencontre pas de vaisseau de commerce ? Et s’il refuse, et s’il est armé ? dit Gourgaud.
— Alors, avec les chasse-marée nous touchons l’Espagne ou le Portugal.
— Ce qui est une autre manière d’être livré aux Anglais.
— Si vous refusez la mer, dit Lallemand le bras levé dans un geste emphatique, il vous reste la Loire. Vous avez pu remonter de Cannes à Paris sans coup férir, sans coup de feu, avec quatre cents hommes. Aujourd’hui vous avez plus de cent mille hommes prêts à mourir pour vous... Et cette armée se gonflera dès sa marche dans Paris, des dizaines de milliers de gardes nationaux et d’innombrables volontaires. Vous n’avez pas le droit de livrer la France aux mains des étrangers. Savez-vous que depuis votre départ de Malmaison, six cents de vos soldats se sont suicidés...
Napoléon sursauta :
— Six cents !
— Oh, six cents pour l’instant... Ce n’est qu’un chiffre provisoire qui risque de s’étoffer lorsqu’ils apprendront que vous préférez vous livrer aux Anglais. Il y a dix ans vous avez pu condamner solennellement le suicide isolé d’un grenadier de la Grande Armée {89} . Auriez-vous le cœur aujourd’hui à condamner le suicide d’un régiment ?... Il y a une autre éventualité, poursuivit Lallemand...
Il parlait debout, le front baissé, ses fortes mains appuyées à la table, et quand il relevait la tête, il fixait durement Gourgaud et les deux femmes...
— Quelle éventualité ?
— Celle du combat naval. Le commandant Jourdan et le capitaine Ponée sont d’accord, les équipages ne demandent qu’à se battre. La Méduse se sacrifiera, L’Épervier passera.
— Mais il est probable que nous y passerons tous, dit Gourgaud.
— À tout prendre, mieux vaut pour l’Empereur mourir dans les plis du drapeau que d’agoniser sur un lit-cage de la tour de Londres. Et c’est bien vous, général Gourgaud, qui déclariez il y a quinze jours à Malmaison : « Je croirais le servir en lui ôtant la vie plutôt que le voir tomber aux mains de ses ennemis. » Comme on peut changer en deux semaines...
— Ma vie est sans importance, coupa Napoléon, mais je vous ai déjà dit que je ne voulais pas faire couler le sang français.
— Sire, Avez-vous pensé à quoi vous allez exposer tous ceux qui vous ont rallié : La Bédoyère, La Valette, Ney, j’en passe, il y en a tant et tant.
Pour la première fois Napoléon semblait touché au vif. Il appuyait fiévreusement ses mains l’une contre l’autre, ouvrait la bouche, mais restait sans voix. Gourgaud vola à son secours :
— Comment osez-vous comparer l’éventualité des victimes d’une répression qui fera peut-être quelques dizaines de morts avec une guerre civile qui en fera quelques centaines de milliers !
Napoléon gardait les
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