La nuit de l'ile d'Aix
Gourgaud.
— Le vent se lève.
— Un jour trop tard.
À peine les vigies anglaises avaient-elles signalé l’approche de l’aviso que Maitland rappelait Gambier et Sartorius par signaux optiques. Il convoquait ses témoins à l’événement historique. Il était 7 heures du soir lorsque Las Cases franchit la passerelle et présenta Gourgaud à Maitland...
Maitland feint la surprise.
— Vous voilà ! Mais il est impossible que vous soyez allé à Rochefort et que vous en soyez revenu depuis que vous m’avez quitté ce matin...
— Je n’ai pas eu besoin d’aller à Rochefort. En arrivant à l’île d’Aix j’ai trouvé l’Empereur qui nous a chargés d’une lettre que le général Gourgaud doit remettre au prince régent. Et voilà une lettre du grand maréchal Bertrand à votre intention.
Maitland rompait le cachet de la lettre de Bertrand.
— Vous savez que je ne suis nullement autorisé à accepter des conditions de quelque nature qu’elles soient. J’ai seulement le pouvoir de transporter le général Bonaparte et sa suite en Angleterre. Général Gourgaud, je vous présente le commandant Gambier, le capitaine Sartorius.
Gourgaud s’incline.
— Et maintenant, messieurs, enchaîne Maitland, qui dissimule sa joie derrière une solennité de façade, je vais vous conduire à vos appartements. Le général Gourgaud va embarquer sur le Slaney.
— L’Empereur viendra se mettre demain sous votre protection.
— Il y sera reçu avec les honneurs et les égards qui lui sont dus.
Las Cases qui feint toujours de ne pas comprendre l’anglais écoute les trois officiers échanger leurs confidences. La lettre au prince régent a visiblement fait grande impression sur eux.
Une barque de pêche venant de l’île aborde le Bellerophon. Un homme monte à bord. Il vient de l’île d’Aix.
— Bonaparte s’embarque pour le pertuis Breton à bord d’un chasse-marée...
Et pour faire plus vrai, l’homme en rajoute :
— J’ai vu les chasse-marée déployer les gréements. Ils ont porté les bagages à bord. Ils ont fait venir le meilleur pilote de La Rochelle. J’ai vu Bonaparte parler avec lui. Il était enveloppé des pieds à la tête dans un grand caban de marin... Monsieur l’officier, quand est-ce que je toucherai mon argent {92} ?
— Dès que nous aurons pris Bonaparte.
Maitland à la fois sceptique et inquiet fait reconduire le délateur, rejoint Las Cases et lui rapporte la confidence.
— Ainsi pendant que vous feignez de négocier le général Bonaparte s’embarque sur les chasse-marée ?
Las Cases demeure serein.
— Commandant, je suis un homme d’honneur. Et je vous ai donné ma parole. À quelle heure, d’après votre informateur, les chasse-marée ont-ils pris la mer ?
— À 10 heures du matin.
— Alors je puis vous assurer sur mon honneur que l’Empereur n’était sur aucun des deux bateaux. Je l’ai quitté à 5 heures et demie ce soir, il avait la ferme intention de venir ici demain matin. Je ne puis répondre de ce qu’il a fait depuis.
— Puisque vous me donnez votre parole que Bonaparte n’avait pas quitté l’île d’Aix quand vous êtes parti, je m’en tiendrai là. Je ne prendrai aucune mesure à la suite de l’information que j’ai reçue et que j’imputerai à quelque erreur.
— Ainsi, dit Las Cases frémissant, un Français est venu dénoncer l’Empereur !
— Oh ! ce n’est pas le premier, dit Maitland, nous en recevons tous les jours {93} . Tenez, je vais vous faire lire la lettre la plus pittoresque. Elle manque d’orthographe, mais pas de saveur.
« Lille Daix 14 juillet 1815.
Je crois devoir en bon français vous prévenir que napoléon est sové de lille daix dans la nuit du 13 au 14, qu’il a enlever deux chaloupes du port de la rochelle qu’il parait se dirigé sur les sables où il cemparrera d’un batiman de letat dit-on un citoyen de lille daix dévoué à son roi.
Maurand »
Le dernier dîner de l’île d’Aix a des airs de veillée funèbre. La flamme fuligineuse des grands chandeliers portés par Ali et Marchand projette sur les visages la lumière et les ombres. On mastique en silence. Napoléon ne dira pas un mot au cours du dîner. Dans la pénombre, Savary ressemble à une duègne, Bertrand à un ordonnateur de deuil. Tous sont écrasés par la gravité de l’instant. Ils savent que quoi qu’il arrive c’est le dernier repas qu’ils prendront
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