La nuit de l'ile d'Aix
en commun sur la terre de France.
Le dessert à peine achevé, l’Empereur se lève et d’une voix sans timbre :
— Faites porter mes derniers bagages sur les chaloupes.
Beker seul est dans la confidence, Napoléon lui a demandé de n’en parler ni à Philibert, dont il craint la délation, ni à Ponée dont il craint la réaction. Ponée, s’il apprend son départ, est capable de lancer la Méduse à l’assaut des croiseurs anglais. Bonnefous, Philibert et Ponée sont sûrs que l’Empereur a décidé de se rendre aux Anglais. Le grand maréchal Bertrand qui se rend sur le Magdalena croit encore — un peu — à l’évasion.
À cette heure trouble où s’embarquent à la fois Gourgaud pour l’Angleterre et les bagages pour l’Amérique, Napoléon lui-même ignore son extrême décision. Bien sûr il a donné les ordres pouf le départ aux États-Unis. Mais une part obscure de sa volonté résiste encore à cette perspective. À l’heure même où les chaloupes prennent la mer, les ordres qu’il donne sont contraires à son intime conviction. Dans la cité intérieure prête à la reddition, c’est le dernier carré qui jette ses derniers feux.
Les heures s’égrènent au clocher de la petite église, dont le carillon s’envole dans la nuit claire avec des résonances de tocsin. Il est 11 heures du soir. Tout peut encore arriver.
— Je monte dans ma chambre, vous viendrez me chercher quand Besson sera prêt à appareiller.
Sur le Magdalena Bertrand s’impatiente, effectue deux navettes entre le navire et l’île avec le second de Besson. Il se risque à frapper à la porte :
— Sire, il est l’heure. Le Magdalena est sous voile. On vous attend.
— Je descends. Marchand, habille-moi.
Il a revêtu son costume marron, ajusté son chapeau rond. Marchand l’aide à endosser sa redingote et lui passe ses revolvers. Napoléon ouvre la porte de l’escalier secret, referme sur lui cette porte dont il détient seul la clef. Il descend lentement les douze marches qui mènent à l’entresol en évitant le détour par les salons. Il ouvre la porte du bas, la pousse et s’arrête. Des bruits de voix, des éclats voilés, des plaintes lui parviennent de la chambre sise à l’angle gauche du premier étage. L’Empereur remonte les quelques marches qui le séparent du palier et entend :
— Si le bateau est pris nous achèverons notre vie en prison...
— Si nous sommes rejoints en haute mer, nous serons coulés...
— Nous et nos enfants...
— Il serait tellement plus simple de gagner l’Angleterre... Et la voix de mêlé-cass de Savary couvre les plaintes.
— Il faut supplier Sa Majesté de courir le risque et de s’en remettre à la générosité du gouvernement britannique.
À cet instant la porte s’ouvre et une silhouette s’encadre à contre-jour dans l’embrasure.
— L’Empereur, murmure Mme Bertrand, oh ! mon Dieu, il a tout entendu...
— Oui, j’ai tout entendu...
Mme Bertrand tombe aux genoux de l’Empereur, en larmes, et lui tend sa fille :
— Pitié pour elle, sire...
Mme de Montholon se lève — elle est déguisée en hussard.
— Qu’est-ce que c’est que cette mascarade ? dit Napoléon.
— Sire, si vous ne désirez emmener que des militaires, je peux encore me battre et mourir pour Votre Majesté.
L’Empereur lève les bras au ciel, son regard erre des brandebourgs de l’amazone aux larmes des enfants, du visage implorant de Montholon à Fanny, figée dans sa posture de pleureuse agenouillée...
— Que dira-t-on, messieurs, quand je mourrai ?
— Sire, on dira, le monde a perdu le plus grand des hommes.
— Sire, on dira les peuples ont perdu leur père.
— Sire, on dira l’axe de la terre est changé...
— Vous n’y êtes pas, messieurs. On dira : ouf ! Comme vous allez le dire, au moins le soupirer, sitôt que j’aurai refermé la porte...
Il tire la porte sur lui, reprend l’escalier secret, remonte à sa chambre.
— Marchand, déshabille-moi.
Tandis que Gourgaud vogue vers l’Angleterre et se prépare à l’audience du prince régent, Besson arrive le cœur battant. L’émotion fait trembler sa voix. Enfin, il touche l’instant de grâce dont il rêvait depuis des nuits : il sait maintenant que son nom passera à l’Histoire. LE CAPITAINE BESSON, LE SAUVEUR DE NAPOLÉON. Et qui sait s’il n’y aura pas un jour un retour de Floride aussi triomphal que
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