La nuit de l'ile d'Aix
devenu le palais de la Belle au bois dormant. Plus de courtisans, plus de garde d’honneur. Et les sentinelles étaient des vétérans des grandes guerres qui veillaient volontairement à la porte.
« La cour du palais était pleine de chevaux couverts de sueur et de poussière, des aides de camp arrivaient coup sur coup, paraissant harassés de fatigue. Quelques soldats de la cavalerie de la Garde étaient tristement assis sur un banc à la porte. L’un des cavaliers avait la face bandée d’une cravate noire. Tout respirait dans cette scène la honte et la douleur {29} . »
Dans la maison assoupie on marche à pas feutrés, on parle à voix voilée comme dans la chambre d’un mort. Âme en peine et corps martyrisé, Napoléon erre de chambre en chambre à travers le palais déserté, feuillette un livre, soulève un rideau, reçoit des délégations et tue le temps en « conseils de famille ».
Hortense cherche dans son sac la lettre reçue ce matin de Londres. Elle est datée du 16 juin. Elle ne porte pas de signature. Cette lettre a si fort troublé la reine qu’elle a passé une nuit blanche. Doit-elle en parler à l’Empereur ? Elle s’en ouvre à Flahaut, son ami de cœur.
— Tenez, lisez, et dites-moi ce que je dois faire.
« Votre silence semble assez m’indiquer que la vérité vous déplaît et que vous suspectez ma véracité. N’importe ! Je connais l’étendue de mes devoirs envers vous et votre famille. Je les remplirai. Avant-hier j’ai appris que la réunion de personnes, diverses par leur rang mais réunies par leur grand caractère et leurs lumières, avaient été d’opinion que si l’Empereur Napoléon demandait l’hospitalité en Angleterre, elle lui serait accordée ; que dès lors sa personne y serait sacrée ; que, relativement au séjour plus ou moins éloigné de la capitale, il y aurait peut-être les mêmes arrangements que ceux pris lors du débarquement de Louis XVIII en Angleterre. Vous allez, madame, ou pour mieux dire, vous avez déjà taxé de pusillanimité mes sollicitations prévoyantes. Je n’en tiens pas moins à mon système : l’Angleterre est la plus puissante ennemie du présent monarque français, mais ce pays est le seul port sûr et hospitalier pour le prince malheureux. Si tout était perdu pour vous, et si vous adoptiez la résolution de paraître en Angleterre, il serait instant qu’une dépêche ou une simple lettre fût adressée d’avance, de la manière la plus secrète au principal ministre, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, à Londres, et qu’elle lui fût remise en personne, sans formes et démarches préliminaires. »
Flahaut tournait et retournait la lettre. Perplexe.
— Qui donc a écrit ça ? On dirait qu’elle a été dictée par Mme Bertrand. Nous n’avons pas le droit de laisser ignorer ce message à l’Empereur. Je ne crois pas qu’il en tienne compte le moins du monde. Mais il est indispensable de le mettre au courant. Venez avec moi. Mais nous ne lui parlerons de cette démarche que s’il est en état de l’entendre.
Flahaut a pris le bras d’Hortense et monte avec elle le grand escalier. En arrivant devant la chambre de parade ils aperçoivent par la porte entrouverte Napoléon planté devant un miroir à festons.
La main de l’Empereur posée sur le front descend lentement vers le menton, s’attarde aux méplats, palpe les joues. Interroge ce miroir qui lui rend cette image blême et soufflée que flattent et enjolivent les peintres de la cour.
En ce mois de juin 1815 l’Empereur a quarante-six ans.
« Pendant vingt ans j’ai tenu le monde sur mes épaules, et ce métier à la longue, ne va pas sans quelque fatigue. »
« La perturbation glandulaire a suscité à la longue une obésité anormale, sa figure est devenue épaisse, presque féminine. La couleur de sa peau est passée du jaune au blanc. Son expression de mélancolie fait place à une expression d’ennui prosaïque... Les méplats sont noyés sous le saindoux de ce visage lunaire, sa pâleur est effrayante, son teint semble plombé. Sa figure est affreusement pâle et semble de cire. Ses gencives, ses lèvres sont décolorées... » Son tassement fait ressortir sa bedaine goitreuse, engoncée dans le gilet de cachemire. Il marche en tanguant d’un pied sur l’autre. Il a la manie de marcher les mains jointes, devant ou derrière le dos. Au « Corse à cheveux plats du grand soleil de
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