La nuit de l'ile d'Aix
messidor » il ne reste que quelques épis rebelles et de maigres mèches qu’il ramène sur le haut du front.
La tabatière est devenue un abcès de fixation, une intoxication de drogué. Il prise à tout propos, hors de propos, ce qui lui donne un nez piqué, enflé, et dont les fosses nasales sont des polypes dilatés...
Seul le regard retrouve par instants son éclat, ce regard qui fascine les hommes, dompte les rebelles, ce regard où si souvent vont venir se coucher les yeux des femmes, ce regard qui, comme dit l’Empereur, sait rechercher « la matière sous l’être et la substance sous le mouvement. « Les yeux peuvent mentir. Ils ne peuvent pas tromper." »
Dans ce regard aux couleurs changeantes suivant les êtres et les saisons, Hortense voit luire une lueur fugitive, une flamme sombre, une lampe de nuit qui s’est allumée depuis Waterloo : angoisse, une angoisse entretenue, aggravée par la souffrance physique qui le lancine depuis des semaines.
À l’instant où il quitte le miroir pour la table où s’entassent les monceaux de lettres et de papiers qu’il va répartir en deux parts – la part de l’ombre et la part du feu –, il aperçoit deux silhouettes dans le corridor.
— Entrez, Hortense. Vous faites visiter l’Élysée à Flahaut ?
Hortense rougit.
— Sire, je suis confuse.
Et Flahaut :
— Nous venions...
Il les coupe brusquement comme à l’habitude :
— Quelle étrange maison ! Avez-vous pensé qu’elle était dès ses premières fondations promise aux escapades des grands et qu’elle fut abandonnée à cause de son humidité... C’est Mme de Pompadour qui l’a fait restaurer pour ses fredaines. Savez-vous que Louis XVI et Marie-Antoinette y ont relayé la favorite et qu’elle est revenue sous la Convention à sa vocation originelle : elle était louée par un entrepreneur de musique foraine et de bals publics...
— Si les lambris pouvaient parler..., dit Hortense.
— Je l’ai fait acquérir à bon prix par Murât. À son départ je l’ai rachetée. J’y ai habité l’hiver de Wagram, j’y ai installé Joséphine quand je l’ai répudiée. Elle y est restée trois ans. Aujourd’hui, l’Élysée n’est plus pour moi qu’une halte de passage. Je lui crois finalement un destin d’ambitions éphémères, d’aventures galantes... et d’escales précaires, mais vous avez l’air bien sombre, Flahaut ?
— Sire, les Chambres vous trahissent, Davout vous trahit. Fouché s’apprête à vous livrer. L’armée vous reste fidèle. Pourquoi ne pas risquer...
— À quoi pensez-vous, Flahaut ? Prendre des otages, effectuer des représailles préventives. Vous savez que ce n’est pas ma méthode... Tenez, la défaite de 1814 a été consommée par deux hommes : Augereau, gâteux et vaniteux, Marmont qui sera à ma légende ce que Ganelon est à Charlemagne... Je pouvais les faire fusiller à mon retour. Depuis trois mois je ne les ai pas inquiétés. Ma seule vengeance c’est d’avoir pu dire à Fouché : « Vous devriez être pendu ! » Je ne l’ai même pas suspendu de ses fonctions. Ma faiblesse devant le châtiment, c’est sans doute ma force devant l’Histoire. On n’a pas cessé de me jeter à la tête la mort du duc d’Enghien. Vous savez bien comment les choses ont tourné. Je lui avais promis la mort pour mieux lui accorder la grâce mais j’assume cette responsabilité devant l’Histoire.
Au lendemain d’Austerlitz, le tsar était à notre portée avec tout son état-major. Vandamme me pressait de les capturer. Il voyait déjà Alexandre défiler derrière mon char sur les Champs-Elysées. J’ai donné l’ordre de les laisser s’échapper. Vandamme est venu me crier sa colère : « Leur faire grâce aujourd’hui, c’est les voir à Paris dans six ans. »
« Il avait vu juste. À trois ans près. Et Junot... Pauvre Junot qui a perdu à lui seul la campagne de Russie. Nous avions la possibilité d’anéantir l’armée russe à Smolensk. Lui, il a fait une manœuvre qui méritait le Conseil de guerre. J’étais fou de rage. Mais c’était mon ami de jeunesse. J’ai passé l’éponge... Il y a trois mois mes généraux étaient prêts à capturer la famille royale et à m’amener pieds et poings liés ses princes hâbleurs, pleutres et falots. Une monnaie d’échange contre le roi de Rome. J’ai refusé. Ce n’est pas dans mon caractère d’accabler les
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