La nuit de l'ile d'Aix
jamais vue. Avec le cœur le meilleur... Faites-moi faire un autre portrait d’elle ; je voudrais qu’il fût en médaillon. À propos de médaillon, je vais vous confier un souvenir qui m’a remué à mon réveil et que Joséphine ne vous a peut-être jamais révélé. Quand j’ai expliqué à Lucien les raisons impérieuses qui me contraignaient à vendre la Louisiane et à abandonner Saint-Domingue, il s’est violemment rebellé et il m’a dit que c’était plus déshonorant que de la laisser prendre par les armes. Je m’évertuai à lui expliquer que nous n’avions pas le choix. Le voilà qui entre en transes et qui me jette d’une voix de colère blanche : « Si je n’étais pas votre frère, je serais votre ennemi. » Je suis devenu fou de rage à mon tour. Je tenais à la main ma tabatière que je lui ai lancée en plein visage. Or, sur cette tabatière se trouvait peint le portrait de Joséphine par Isabey. Sous le choc le portrait se détacha du couvercle, Lucien ramassa les morceaux, me les tendit avec un sourire féroce et me lança une phrase venimeuse que j’eus du mal à lui pardonner.
— Que vous a-t-il dit ?
— Quelque chose comme : « C’est dommage, c’est le portrait de votre femme que vous brisez en attendant que vous brisiez l’original. » Or, Joséphine était comme la plupart des créoles, très superstitieuse, un peu fétichiste. Dès qu’elle eut appris la scène et le bris de son portrait, elle n’a eu de cesse de faire réparer la tabatière qu’elle ne pouvait plus regarder sans trembler parce qu’elle voyait dans son émiettement les présages de notre propre fêlure.
Ils traversèrent le palier encombré de malles et de caisses d’armes. Il lui prit la main.
— Un fils de Joséphine eût changé mon destin. Avec cet enfant, mon divorce n’était plus nécessaire. Une fois j’ai cru...
— Sire, vous n’étiez pas là quand on lui a amené le roi de Rome à Bagatelle. Elle avait tenu à le voir. Elle l’a embrassé avec une sorte de délire... Elle sanglotait : « Pourquoi mon Dieu, pourquoi ? »
— Oui, pourquoi cet enfant n’était pas le sien ?
— Elle a dit : « Je n’ai jamais ressenti aussi vivement combien j’aime l’Empereur depuis qu’il est malheureux... »
Il s’arrêta devant la porte, et d’une voix oppressée, amollie, qu’elle ne lui connaissait pas :
— Vous souvenez-vous, Hortense, en rentrant d’Égypte, j’ai trouvé la chambre vide... Joséphine dînait « en ville »... Pauline, Caroline, Jérôme, Joseph, Louis, toute la famille est venue m’accabler de détails scabreux. La colère m’a pris, une colère de meurtrier. J’ai crié : « Elle ne remettra jamais plus les pieds dans ma maison. Je me moque de tout ce qu’on dira... »
« J’ai fait descendre les malles, les cartons et les bijoux de Joséphine chez le portier. Savez-vous pourquoi ? C’est que je savais déjà que si je la revoyais j’étais vaincu.
« La nuit même elle revenait frapper à ma porte. Je m’étais barricadé. Elle a supplié, pleuré.
— Oh, je me souviens, elle est revenue à la maison. Elle nous a pris par la main, Eugène et moi, et nous sommes montés tous les trois jusqu’à votre palier. Moi aussi je vous ai appelé. Moi aussi je vous ai supplié. Nous avons fini par nous endormir avec mon frère sur les marches de l’escalier.
— Oui, et à l’aube, j’ai rendu les armes de la forteresse. Joséphine est entrée. Et je n’ai même pas eu la force de lui faire des reproches. Elle m’envoûtait. Nous avons fait la paix du traversin et tout a repris comme avant.
La rumeur d’un tambour, une voix lointaine qui martelait des commandements, et le piétinement sourd des chevaux sur le pavé. Napoléon soupira et dressa l’oreille :
— Ce sont encore des colonels qui viennent me demander de reprendre du service. Mais j’ai fait mon temps. Hortense...
— Sire ?
— Je voudrais rester seul un moment dans sa chambre.
Elle ébaucha une révérence. Il entra et referma la porte derrière lui.
La voilà, la chambre avec son plafond d’azur. Le ciel d’été coiffe le ciel de lit d’où s’élançaient les soupirs et les angelots. Le lit tapissé de satin bleu est couronné par un étroit diadème rehaussé de gemmes et arrondi comme une nef de corso fleuri. Les voilages sont des rideaux brodés d’or fané. Des cornes d’abondance
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