La nuit de l'ile d'Aix
foisonnement de lamés, de linons, de dentelles. Alors, il avisa le secrétaire dans l’angle de la fenêtre. Le tiroir bourré comme un biscaïen livrait un vrac de papiers, de médaillons, de mèches, des actes, des titres, des assignats, un portrait de lui qu’il lui avait adressé de Nice. Et des lettres. Il hésita un instant, retourna le papier entre ses mains et lut :
« Nice, 10 germinal, an IV
Je n’ai pas passé un jour sans t’aimer. Je n’ai pas passé un jour sans te serrer dans mes bras ; je n’ai pas pris une tasse de thé sans maudire la gloire et l’ambition qui me tiennent éloigné de l’âme de ma vie. Au milieu des affaires, à la tête des troupes, en parcourant les camps, mon adorable Joséphine est seule dans mon cœur, occupe mon esprit, absorbe ma pensée. Si je m’éloigne de toi avec la vitesse du torrent du Rhône, c’est pour te revoir plus vite. Si, au milieu de la nuit, je me lève pour travailler, c’est que cela peut avancer de quelques jours l’arrivée de ma douce amie, et cependant, dans ta lettre du 23, du 26 ventôse, tu me traites de vous. Vous toi-même ! Oh ! mauvaise, comment as-tu pu écrire cette lettre ?
Adieu, femme, tourment, bonheur, espérance et âme de ma vie, que j’aime, que je crains, qui m’inspire des sentiments tendres qui m’appellent à la nature et des mouvements impétueux aussi volcaniques que le tonnerre ! Je ne te demande ni amour éternel ni fidélité, mais seulement une vérité, une franchise sans bornes. Le jour où tu diras : je t’aime moins, sera le dernier de mon amour ou le dernier de ma vie. Si mon cœur était assez vil pour aimer sans retour, je le hacherais avec mes dents. Joséphine, Joséphine ! Souviens-toi de ce que je t’ai dit quelquefois : la nature m’a fait l’âme forte et décidée. Elle t’a bâtie de dentelle et de gaze...
Bonaparte »
Il soupirait à voix basse : « Bâtie de dentelle et de gaze... » Et Joséphine entrait dans un tourbillon de mousseline et d’organdi.
— Le blanc me va bien ?
Le général Bonaparte leva la tête et sourit :
— C’est une couleur qui a des vertus lustrales.
Elle s’avançait vers lui, ondoyante et saccadée, rose et brune, acide et sucrée. Elle s’assit sur ses genoux et enroula ses bras autour de son cou. Il était déjà soumis. Il tenta un combat de retardement.
— En Égypte, à Mansourah, j’ai connu un poète qui disait...
Elle lui picorait le front de baisers fugaces.
— Qu’écrivait-il ton poète ?
— Des sortes d’églogues, des fables nourries d’images contrastées, insolites. Je me souviens d’un vers étrange : « L’orage sur le Nil a la noirceur du lait. »
Il répéta « la noirceur du lait » et caressa machinalement les courts cheveux.
Elle éclata de rire
— Et moi je suis les neiges de ta nuit...
— Dis plutôt les laves, Joséphine.
Elle dénoua son collier de tendresse et se releva.
— A propos de laves, tu sais qu’il y a un spectacle volcanique qui fait courir tout Paris.
— Moi, tu sais, les bals, les concerts, les fêtes...
— Mais il ne s’agit pas de fêtes, c’est une découverte scientifique qui s’appelle le Panorama. Ce sont des lanternes magiques avec de grands faisceaux qui éclairent les cloisons où se déroulent des scènes historiques. Il paraît qu’il y a un incendie terrifiant. On m’a donné deux places.
— Qui ça ?
Elle hésita :
— Cambacérès...
— Tu m’étonnes, tu es bien sûre que c’est Cambacérès ?
Elle éluda le débat et pencha son décolleté à lui toucher le front.
— Les billets sont là, dit-elle, prends-les...
Bonaparte leva les yeux et vit deux papiers repliés dans la coulée des seins.
Il maîtrisa son désir, avança la main jusqu’au seuil du corsage.
— Tu sais comment les Egyptiens appelaient ce creux ?... La Vallée heureuse. C’est beau n’est-ce pas ?
Elle piaffait :
— Tu les prends ces billets ?
La foule impatiente et serrée dont la file s’étirait à l’angle du boulevard, le mot PANORAMA arrondi en lettres de feu au-dessus de la porte, et, juché sur une estrade, un jeune muscadin, jabot de dentelle, perruque poudrée et chapeau à rubans qui haranguait les passants.
— Approchez, mesdames et messieurs, vous verrez ce que personne n’a encore jamais vu, le musée vivant du passé, le kaléidoscope de l’avenir... Des
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