La nuit de l'ile d'Aix
s’arrondissent sur la poupe. À la proue, des cygnes aux ailes à jamais repliées. Et brusquement ce lit navigue comme une goélette dans les eaux mêlées de la mémoire, volants largués et feux éteints, passe les mers, ballotté par les houles du passé. Les cygnes ouvrent leurs ailes, l’équipage chante, la nef enfle ses voiles et remonte le fleuve du temps. Le chant devient soupir. Joséphine apparaît et s’efface nue, noire et rose sur les draps blancs.
C’était dans ce lit qu’elle était morte un an plus tôt en murmurant son nom. « Napoléon » avait été son dernier soupir... Il était à l’île d’Elbe. La famille avait oublié de le prévenir.
Après l’enterrement, Hortense avait condamné la porte et les fenêtres et personne n’avait plus jamais pénétré dans cette chambre qui s’était refermée sur l’ombre de la morte.
Il avança jusqu’au lit et ferma les yeux. Un rire en robe blanche montait des charmilles. Et sous les ailes du rire des mots qu’il lui avait dits, des bribes de lettres qu’il avait écrites... « Je me réveille plein de toi, mio dolce amore..., cent millions de baisers... tes baisers me brûlent les lèvres..., je t’aime à la folie... » Il fit quelques pas dans la pénombre ensoleillée de la chambre où flottaient encore les odeurs du passé. Et il se planta devant le portrait de Prud’hon. Le tableau était caressé par une paume de lumière chatoyante qui s’attardait sur le visage et sur les épaules. Il regardait les accroche-cœurs frisés sur le front, les boucles rousses dans la nacelle soyeuse des cheveux, les paillettes du regard couleur café au lait.
Il la voit, il l’entend venir bruissante de soie, de rires, de chansons et de lumière. Hortense, bouquetière du souvenir, avait fleuri la console. Il prit une rose et il respira le parfum de ce lointain matin d’avril où il avait fait apporter deux cent cinquante rosiers. Joséphine en fête se démenait parmi les jardiniers écossais.
Comme dans les chansons des faubourgs, « elle s’appelait Rose, elle était belle {38} ». Lui l’avait rebaptisée à sa façon : « Ton prénom a trop servi, trop d’hommes l’ont murmuré. Ou crié. Pour moi tu t’appelleras Joséphine. » Mais il n’oubliera jamais la première fois où il a lui-même chuchoté ce nom de reine des fleurs.
Toute la vie de Joséphine sera comblée de ces roses aux noms d’idylle : « Beauté touchante », « Feu amoureux », « Cuisse de nymphe ».
La voix traverse les années : « Je suis ton gri-gri. Tant que je serai à tes côtés il ne t’arrivera jamais rien de mal... »
Il s’assied à la table du bureau.
... C’est à cette table qu’il écrivait à ses ambassadeurs des pays d’Orient : « N’oubliez pas de ramener des plantes rares pour l’impératrice... vous savez qu’elle en raffole... »
Il arrivait à pas feutrés sur la terrasse, cachant derrière son dos un colis précieux dont les emballages livraient un saphora ou un bougainvillier. Alors elle battait des mains, entrait en extase devant les arbustes et se jetait dans ses bras.
La voix chantante monte des étés du bonheur. Et les mots que prononce cette voix, ce sont ceux-là mêmes qu’il écrivait pour elle le soir sous la tente entre les fumées des batailles et les derniers cris des mourants.
«... Je t’aime à la fureur et uniquement... Dolce amore, reçois un million de baisers, mais ne m’en donne pas car ils brûlent mon sang... L’amour que tu m’as inspiré m’a ôté la raison... Je ne vis qu’avec ta vie... Je rouvre ma lettre pour te donner un baiser... un baiser plus bas que le cœur. Mille baisers amoureux partout, partout. Ah, Joséphine, Joséphine... »
Pourquoi cet éclat de rire qu’il reconnaît, qu’il exècre, ah oui ! ses crises de jalousie... « Est-il drôle ce petit Bonaparte ! »
« Tu sais que je ne pourrais te voir un amant. Lui déchirer le cœur et le voir seraient pour moi la même chose. »
« Le monde entier est trop heureux s’il peut te plaire et ton mari seul est bien malheureux... »
Et ces longs messages chargés de tendresse qu’elle parcourait à peine : « Ma douce amie, la vie est insupportable depuis que je suis hors de tes bras... Peut-être ferai-je la paix avec le pape et peut-être serai-je bientôt près de toi... »
Il avança jusqu’à l’armoire et l’ouvrit. Il la referma très vite sur un
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