La nuit de l'ile d'Aix
le livret, parcourut les pages, fronça les sourcils et s’arrêta dans un éclat de rire qui fit trembler les vitres :
— Tu as lu ça... elle scandait les phrases : « Un habitant de ces contrées qui est au milieu des bois travaille à peine deux heures par jour pour subvenir aux besoins de sa petite famille, il passe presque tout son temps à chasser et à pêcher, il jouit dans le sein de la paresse des merveilles de la nature... »
Elle rejeta le prospectus sur la table et se campa devant lui.
— Voilà ton idéal... Un jeune homme à qui ses maîtres ont prédit un bel avenir d’officier. Le voilà pêcheur de truites en Amérique « au sein de la paresse » et qui passe son temps entre la sieste et le braconnage...
Elle s’échauffait, Napoléon baissait le nez sur son assiette. Brusquement elle explosa :
— Mon Dieu, si ton père était encore de ce monde..., mais il nous voit, il nous entend, il a honte pour toi. Tu veux déshonorer le nom de ton père...
Elle saisit la brochure, la déchira en menus morceaux et la jeta à terre.
— Et ça, qu’est-ce que c’est ?
— C’est le bulletin d’adhésion.
— Voilà ce que j’en fais de ton bulletin. Et elle l’émietta rageusement.
— Jamais, moi vivante, je ne consentirai à ce que mon fils soit une sorte de trappeur entre les Peaux-Rouges et les arbres à sucre. Elle se radoucit :
— Tu n’as rien signé au moins ?
— Si, mais tu as déchiré le bulletin.
Elle s’assit devant lui :
— On peut dîner maintenant. Il ne faut pas que ces aigrefins te coupent l’appétit. Un jour tu me remercieras {36} .
— Je vais écrire à la Compagnie du Sciotto pour leur expliquer les motifs de mon désistement.
— Mon pauvre enfant, ils n’en ont que faire des motifs de ton désistement. Oh ! Bonaparte, méfie-toi des beaux parleurs. Tu es tellement crédule... As-tu pensé que sans moi tu aurais été ballotté sur des chariots dans une savane... Mais ta carrière d’officier ? J’en tremble encore... — sa voix se mouilla – je ne veux que ton bonheur, mon fils... Dans le métier des armes tu auras à affronter des soldats et non pas des escrocs comme ce Barlow. Oh, celui-là... J’ai tout de suite eu le pressentiment dès que j’ai eu ta lettre. Si tu le rencontres encore, fuis-le, il ne peut que t’apporter du malheur...
« Le malheur... le malheur... »
Napoléon quittait Bonaparte et revenait à la Malmaison. Il leva les yeux sur sa mère. Mme Letizia sourit.
— Ce Barlow, il est mort maintenant ?
— Oui, ma mère. Voilà trois ans.
— As-tu pensé à ce que tu serais devenu si tu ne m’avais pas écouté ? Maître de poste comme ton ami d’Hobécourt... Aujourd’hui ce n’est plus un émigrant qui s’embarque pour l’Amérique, c’est l’Empereur. Tu pourras faire une visite à Gallipolis.
Et brusquement :
— Napoléon, méfie-toi des Anglais. Ils ne vont pas approuver ce voyage. Ils vont essayer de te capturer...
Elle se lève, et brusquement exaltée :
— Et si tu venais en Corse ! Si tu t’embarquais à Marseille avec dix mille soldats. Personne ne pourrait plus rien contre toi. Tu serais l’Empereur de l’île.
Il secoue la tête :
— Ce n’est pas possible.
— Quel dommage ! Mais je me demande...
— Quoi donc ?
— S’il ne vaudrait pas mieux pour toi reprendre la tête de l’armée et forcer tous tes ennemis à négocier. Tous ceux qui t’aiment pensent comme moi.
— Tu en as donc déjà parlé ?
— Oui, avec ton oncle le cardinal. Il reviendra demain avec moi, il te dira lui-même...
Journée du 27 JUIN
« Au-dessus de Saint-Cloud les lumières ont-elles Cette légèreté que leur donnait vingt ans On n’imagine pas comme il faisait beau temps Poussières du passé Roses de Bagatelle »
A RAGON
La voiture du duc Decrès roule solitaire le long de la Seine saluée par les mélopées sauvages des oiseaux de nuit. En se rapprochant de la Malmaison les cris rouillés des effraies s’espaçaient, devenaient des appels stridents de sentinelles. Des appels lugubres comme des tambours funèbres à l’orée d’une tombe.
L’Empereur lisait dans sa chambre lorsque le chef de poste lui annonça l’arrivée du ministre de la Marine.
— Sire, dit Decrès, je m’excuse de venir troubler votre repos à une heure aussi matinale. C’est que le temps nous presse et
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