Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La nuit de l'ile d'Aix

La nuit de l'ile d'Aix

Titel: La nuit de l'ile d'Aix Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Gilbert Prouteau
Vom Netzwerk:
débraillé, exsudant. Avez-vous oublié l’Égypte   ?
    —  Je n’ai pas oublié le jour où vous avez pris la main d’un pestiféré à Jaffa...
    —  Ce n’est pas de ça dont je vous parle. Avez-vous repensé quelquefois à la marche vers Le Caire   ? À cette soif démentielle qui nous torturait... Quand vous me disiez   : « Je vendrais mon âme pour une gourde bien fraîche   », et que je vous répondais   : « On n’échange pas l’eau trouble contre l’eau pure... » Avez-vous pensé à ces dunes surchauffées   ? À ces soirs où se mêlaient l’enfer et la féerie quand brûlaient à perte de vue les moissons dont la terre était recouverte. Notre vie était gouvernée par le feu   : le soleil le jour, les torches la nuit. Vous rappelez-vous ce soleil obscurci par les fumées, et ce sable tellement brûlant qu’il attaquait la plante des pieds à travers les semelles. Avez-vous oublié le désert et la soif, et la sueur... Nous en perdions le souffle et la raison. Avez-vous oublié que lorsque le père Vigogne, mon écuyer, est venu sous ma tente pour me demander quel cheval je voulais monter, je l’ai frappé d’un grand coup de cravache au visage et j’ai hurlé   : « Foutez le camp, tout le monde ira à pied, moi le premier. » Alors quand je pense à la traversée sans fin de cet océan de pied ferme, monsieur le duc, puisque vous avez connu ce calvaire, considérez que le voyage d’aujourd’hui est une sorte de croisière de plaisance. Finissez les cerises et taisez-vous.
    —  Qu’est-ce que c’est   ? dit Beker.
    Deux gendarmes caracolaient devant la voiture et faisaient de grands signaux codés.
    —  Arrêtez, dit Bertrand.
    Savary se penchait par la fenêtre.
    —  Vous désirez   ?
    Le gendarme salua et se pencha sur ses étriers.
    —  N’avez-vous pas entendu des coups de feu   ?
    —  Non, rien.
    —  Il faut faire très attention dans ces parages   : on nous a signalé des bandits de grand chemin qui attaquent les voyageurs.
    —  Nous sommes armés tous les six, dit Savary.
    Et les gendarmes reprirent leur trot le long de la forêt. Et le paysage continuait de dérouler la grande nappe de chaleur plaquée sur les andains, sur les avoines, sur les blés adolescents ratatinés, rabougris, vides de sève, sur toute une végétation brûlée de la mœlle aux racines.
    Ainsi naguère, sur la longue route d’Alexandrie à Héliopolis. Mais alors il montait vers le soleil, aujourd’hui il descendait vers des ténèbres inconnues.
    Aux relais de poste les villageois partagés entre l’anxiété et la curiosité venaient s’agglomérer autour de la voiture. Ils interrogeaient Beker, Bertrand ou Savary, et leurs questions étaient toujours les mêmes   :
    —  Est-ce que les Prussiens assiègent Paris   ?
    —  Qu’allons-nous devenir   ?
    —  Est-ce que l’Empereur va reprendre la tête de l’armée   ?
    Ils n’accordaient pas grande attention à cet engourdi bedonnant qui feignait le sommeil et qui avait rabattu son chapeau de feutre sur son front ruisselant.
    À Châteaudun, la femme du maître de poste, Mme Imbaud, vint demander s’il était vrai qu’un nouveau malheur venait de frapper Napoléon. Brusquement elle le reconnut et s’enfuit en sanglotant.
    Sitôt la voiture repartie, Napoléon qui épongeait son front d’un mouchoir maculé de sueur et de cerise retrouvait sa voix   :
    —  Vous avez entendu ? Ils comptent toujours sur moi. Avons-nous le droit de les abandonner ?
    Dans l’étuve roulante de la berline, tourbillonnaient les mouches et les guêpes stimulées par l’odeur des noyaux à vif et des flacons débouchés. Le cocher s’arrêtait pour chasser ces nuées bourdonnantes et refermait les stores. Alors la sueur affluait à nouveau sur les fronts, poissait la peau, collait les linges. Et les yeux de Napoléon se refermaient sur une ruée d’hommes et de bêtes   : le Nil.
    Ils s’étaient tous jetés dans le fleuve, soldats, mulets, généraux, chevaux. Ah   ! la fantastique volupté de l’eau courante. Ils s’y étaient plongé tout entier. Ils buvaient l’eau à pleine gueule, à belles dents. Ils avançaient tout habillés et piquaient la tête dans le fleuve à la manière des cormorans. Ils emplissaient les shakos, les gamelles et les chaussures, et faisaient couler des mannes d’eau limoneuse sur les épaules, sur les cheveux. Pendant deux heures, l’armée n’avait plus été qu’un immense

Weitere Kostenlose Bücher