La nuit de l'ile d'Aix
barbotage. Et puis ils étaient repartis vers Le Caire, ivres d’eau, ondoyés d’écume et oints de vase. Les uniformes trempés collant à leurs maigres carcasses.
À l’abri de leur fanchon de toile ou de paille les faneuses aux bras tannés regardaient, le menton appuyé sur le manche de leur fourche, dévaler l’équipage solitaire. Derrière les voûtes romanes de la forêt ils devinaient les ruisseaux au pied des vergnes, des cressonnières bleues d’eau vive, des fontaines moussues, des battoirs sonores sous les yeuses. La vie continuait en dehors d’eux, comme elle allait continuer demain et pour longtemps, quand ils seraient loin, morts, oubliés... Et la route dévidait son étroit fuseau qui fuyait entre les talus et les taillis.
— Château-Renault, dit Beker. Nous mangerons à l’auberge du Grand-Couronné. J’ai fait retenir une table. C’est à la lisière de la ville, le patron est un vétéran de l’armée d’Italie, nous aurons une salle à manger pour nous seuls à l’abri des regards.
— C’est bien, dit l’Empereur, je commence à avoir faim.
Il avait replié sa carte et continuait à plonger machinalement dans la tabatière de Beker.
— Général, il faut penser à notre embarquement, vous allez expédier un courrier au préfet maritime de Rochefort. Dites-lui qu’il se mette en route sitôt mon message reçu et qu’il vienne à ma rencontre. Avec un capitaine de vaisseau. Donnez-lui rendez-vous à Niort. Je veux qu’il me présente un rapport complet des frégates qui sont à ma disposition et je veux étudier avec lui les moyens de sortir de la rade de l’île d’Aix et les conditions de départ. Expédiez le courrier tout de suite. Bonnefous pourrait nous rejoindre à Niort dans la journée. Donnez-lui la préfecture des Deux-Sèvres comme point de ralliement.
Tandis que les valets s’affairaient aux chevaux avec les palefreniers, le patron s’empressait au-devant des voyageurs. Au premier étage, la salle étroite et basse aux poutres enfumées était ornée d’un Sacré-Cœur nimbé de moisi et d’un portrait piqué de Bonaparte au soir de Marengo. Napoléon s’absorba quelques instants devant le dessin.
— À quoi tiennent les choses, dit-il, en dépliant sa serviette. À 5 heures, Mont-Saint-Jean était une bataille gagnée, le vent a baissé et Grouchy n’a rien entendu. À 8 heures, Waterloo était une défaite. À 4 heures de l’après-midi, Marengo était une bataille perdue, nous avons sonné la retraite, le vent a porté. Desaix a couru au canon ; il a chargé et il a été tué d’une balle en plein front. J’ai pleuré Desaix. Il a été mon frère, avant d’être votre beau-frère. Et c’est Victor qui a « emporté le morceau ». Il a été magnifique ce jour-là, Victor... Il ajouta d’une voix mélancolique : De toutes les défections, de toutes les trahisons, c’est peut-être celle de Victor qui m’a le plus touché. J’avais en lui une confiance aveugle..., je l’avais nommé maréchal de France à trente-huit ans. Et puisque nous partons en Amérique, je vais vous expliquer comment Victor devrait être aujourd’hui roi de Louisiane et non-porte-coton des Bourbons.
Septembre 1802
Le Premier Consul marchait à travers le bureau, les mains au 195 dos devant un antique planisphère fixé sur un chevalet et gondolé comme un portulan. Il coupait sa marche de brusques contrevoltes, venait se planter devant la carte et regardait s’échelonner des drapeaux tricolores piqués à même le carton. On frappa.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Le général Victor est arrivé.
— Faites-le entrer.
Il alla vers son visiteur et lui plaqua ses deux mains sur les épaules.
— Bonjour, Victor, j’étais impatient de vous voir.
— Moins que moi, monsieur le Premier Consul... Impatient de vous voir et aussi impatient de servir. Je ne suis pas fait pour l’inaction.
C’était un colosse rugueux, un front de tapir, des cheveux en brosse arrondie, des épaules de forgeron, un torse de lutteur sur des jambes torses de cavalier et des yeux roux comme un pelage d’épagneul.
— Mon bon Victor, j’ai à vous confier une mission extraordinaire. Regardez. Il y a quarante ans la France gouvernait toutes les zones colorées en bleu sur cette carte. Voilà les Indes, voilà l’Espagne, voilà l’archipel Caraïbe.
Il piquait du doigt sur les mers et les continents.
— ... Voilà le Canada...,
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