La Papesse Jeanne
insistant, elle risquait de s’attirer de graves ennuis. Au
prix d’un immense effort de volonté, elle courba le front.
— À vos
ordres, mon père.
Réfléchissant par
la suite à ce qui s’était passé, Jeanne comprit que Raban avait raison. Elle
avait fait preuve d’orgueil et de désobéissance. Cela dit, à quoi bon obéir, si
d’autres devaient en pâtir ? L’intinction sauvait des vies. Elle en était
certaine. Mais comment en convaincre l’abbé ? Venant d’elle, il ne
voudrait plus rien entendre. En revanche, il pouvait encore être convaincu par
le poids d’une autorité établie. À l’ opus Dei et à ses devoirs à l’infirmerie,
Jeanne ajouta donc de longues heures d’étude à la bibliothèque, où elle se mit en
devoir de dénicher, dans les œuvres d’Hippocrate, d’Oribase et d’Alexandre de Tralles,
tous les arguments susceptibles d’étayer sa théorie. Elle travaillait
constamment, ne dormant que deux ou trois heures par nuit.
Un jour, penchée
sur un texte d’Oribase, elle trouva enfin ce qu’elle cherchait. Elle était en
train de recopier le passage crucial quand elle éprouva tout à coup une grande
difficulté à écrire. Sa tête la faisait souffrir, et elle n’arrivait plus à
tenir sa plume droite. Elle mit ce malaise sur le compte du manque de sommeil
et tâcha de poursuivre sa besogne. Soudain, sa plume échappa mystérieusement à
ses doigts et tomba sur la page, répandant plusieurs taches d’encre sur le
vélin, qui recouvrirent des mots entiers. Elle voulut la reprendre, mais ses
doigts tremblaient si violemment qu’elle n’y réussit pas.
Elle se leva,
appuyée au coin de son pupitre pour lutter contre un vertige grandissant. Elle
rejoignit la porte en titubant. Sur le seuil, une formidable nausée s’empara d’elle.
Avec un violent haut-le-cœur, elle tomba à quatre pattes sur le sol et vomit
bruyamment.
Sans trop savoir
comment, elle réussit à se traîner jusqu’à l’infirmerie. Frère Odilon la fit
étendre sur un grabat et porta une main à son front. Sa paume lui parut glacée.
Étonnée, Jeanne tressaillit.
— Tes mains
sont froides. Viens-tu de te les laver ?
Frère Odilon
secoua la tête.
— Ce ne sont
pas mes mains qui sont froides, Frère Jean. C’est toi qui brûles de fièvre. J’ai
bien peur que la peste ne se soit emparée de toi.
Jeanne rejeta
farouchement cette idée. La peste ? C’était impossible. Elle était tout
bonnement fatiguée.
Frère Odilon
étendit sur son front un lambeau de lin imbibé d’eau de rose.
— Ne bouge
pas, dit-il, je vais mettre du lin à tremper. Je serai de retour dans un
instant.
Sa voix semblait
lointaine. Jeanne ferma les yeux. L’étoffe fraîche répandait une caresse sur sa
peau. Charmée par son plaisant parfum, elle se sentit sombrer peu à peu dans
une obscurité bienveillante.
Ses yeux se
rouvrirent soudain. Odilon allait couvrir son corps de lin mouillé pour faire
baisser la fièvre ! Et pour ce faire, il allait devoir la déshabiller !
Il n’en était pas
question. Mais que faire ? Quelle que fut sa résistance – et dans l’état
où elle se trouvait, celle-ci ne pouvait être très longue –, ses
protestations seraient à coup sûr interprétées comme le délire pur et simple d’une
âme fiévreuse.
Elle s’assit et
posa les pieds au sol. Aussitôt, un furieux martèlement s’empara de ses tempes.
Elle se leva, entreprit de marcher vers la porte. Les murs de la salle
tournoyaient autour d’elle, mais elle se força à avancer encore et réussit à
quitter l’infirmerie. À l’approche du portail de l’abbaye, elle fit une pause,
respira profondément et s’efforça de garder son aplomb en passant devant Hatto,
le portier. Celui-ci lui jeta un regard curieux, mais ne chercha pas à l’arrêter.
Arrivée hors de l’enceinte, elle se dirigea droit vers la rivière toute proche.
Dieu soit loué. La barque de l’abbaye était à l’amarre, retenue par une maigre
corde attachée à une branche basse. Elle la dénoua, monta à bord, et repoussa
la berge à deux mains. Au moment où l’embarcation s’éloignait doucement, elle s’évanouit.
Pendant un temps
interminable, la barque resta immobile sur l’eau. Puis le courant l’effleura,
la lécha, la fit tourner sur elle-même, et l’entraîna vers l’aval à bonne
allure.
Le ciel tournait
lentement sur lui-même, contorsionnant les hauts nuages blancs et leur faisant
prendre des
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