La Papesse Jeanne

l’épaule.
    Avec ses traits
juvéniles et ses yeux semblables à deux bleuets, il respirait la bienveillance
et l’honnêteté.
    Qui
est-ce ? Parlera-t-il de moi à l’abbé Raban ? Ou l’a-t-il déjà
fait ? Suis-je vraiment son « hôte », ou bien sa
prisonnière ?
    — S... soif,
parvint-elle à souffler.
    Le jeune homme
trempa un bol dans un seau de bois posé près du lit, l’approcha des lèvres de
Jeanne et l’inclina doucement, de manière à faire couler un filet d’eau dans sa
bouche.
    Jeanne lui prit
le bol des mains et but à longs traits. Jamais, semblait-il, elle n’avait rien
goûté d’aussi délicieux.
    — Ne bois
pas trop, avertit le jeune homme. Depuis plus d’une semaine que tu es ici, nous
n’avons réussi à te faire avaler que quelques cuillerées.
    Plus d’une semaine !
Était-il possible qu’elle eût passé ici tout ce temps ? Depuis l’instant
où elle s’était effondrée au fond de la barque, elle ne se souvenait plus de
rien.
    — Où... où
suis-je ? interrogea-t-elle d’une voix rauque.
    — Tu es sur
les terres de messire Riculf, à cinquante milles en aval de l’abbaye de Fulda.
Nous avons retrouvé ta barque prisonnière d’un amas de branches, tout au bord
de la rivière. Tu étais hors de toi, brûlante de fièvre. Et cependant, tu t’es
débattue comme une lionne pour nous empêcher de t’emmener.
    Jeanne porta une
main à sa mâchoire endolorie.
    — Je te
demande pardon, dit le jeune homme en souriant. Il était impossible de te faire
entendre raison. Mais si cela peut te consoler, tu as distribué autant de coups
que tu en as reçu !
    Il releva sa
manche droite et lui montra un hématome noirâtre à hauteur de son épaule.
    — Vous m’avez
sauvé la vie, dit Jeanne. Merci.
    — Après tout
ce que tu as fait pour moi et les miens, c’est la moindre des choses.
    — Est-ce
que... nous nous connaissons ?
    Il sourit de plus
belle.
    — J’imagine
que j’ai changé depuis notre dernière rencontre. Je devais avoir douze ans,
presque treize. Voyons...
    Et il se mit à
compter sur ses doigts selon la méthode de Bède.
    — C’était il
y a six ans, reprit-il. Six fois trois cent soixante- cinq jours... voyons...
cela nous donne deux mille cent quatre- vingt-dix jours !
    Une lueur de
compréhension embrasa le regard de Jeanne.
    — Arn ?
    Le jeune homme la
serra dans ses bras avec enthousiasme.
     
     
    Ils ne parlèrent
pas davantage ce jour-là. Jeanne était si faible qu’Arn ne voulut pas l’épuiser
outre mesure. Après avoir avalé quelques cuillerées de potage, elle sombra dans
un profond sommeil.
    Elle se réveilla
le lendemain dans de meilleures dispositions, et surtout affamée, ce qui était
de bon augure. Tout en partageant avec Arn une assiette de pain et de fromage,
elle l’écouta avec une attention avide de l’entendre raconter tout ce qui s’était
passé depuis qu’ils ne s’étaient vus.
    — Comme tu l’avais
prédit, le père abbé de Fulda a si bien apprécié notre fromage qu’il a fait de
nous ses prebendarii, en nous promettant une vie confortable si nous lui
en fournissions cent livres par an. Mais cela, tu dois déjà le savoir.
    Jeanne acquiesça.
Repoussant et exquis tout à la fois, le fromage veiné de bleu de Madalgis s’était
rapidement imposé sur les tables de l’abbaye. Les hôtes de Raban, laïcs ou
moines, étaient régulièrement enchantés de son goût, si bien que la demande ne
cessait de croître dans la région.
    — Comment se
porte ta mère ? demanda-t-elle.
    — Fort bien.
Elle s’est remariée  – avec un brave homme, un éleveur, dont les vaches
lui ont permis de produire encore plus de fromage. Leur commerce s’accroît
chaque jour, et ils vivent heureux et prospères.
    — Comme toi,
remarqua Jeanne en promenant sur la pièce un regard circulaire.
    — C’est à
toi que je dois ma fortune, répondit Arn. Car à l’école abbatiale, j’ai appris
à lire et à compter, qualités qui sont devenues nécessaires au fur et à mesure
que le commerce de ma mère s’étendait. Ayant eu vent de mes talents, le seigneur
Riculf a fait de moi son intendant. J’administre son domaine et je veille à le
préserver des braconniers. C’est d’ailleurs au cours d’une de mes rondes que j’ai
trouvé ta barque.
    Jeanne secoua la
tête, émerveillée. Elle revit Arn et sa mère six ans plus tôt, entassés dans
une hutte misérable, vivant aussi pauvrement que des serfs