La Papesse Jeanne
pourras
être comme elle si tu continues d’étudier, dit Jeanne en passant le pendentif
autour du cou d’Arnalda. Cette médaille est à toi, maintenant. Prends-en grand
soin, pour moi.
Arnalda serra l’effigie
dans sa petite main. À l’évidence, elle était au bord des larmes.
Jeanne fit ses
adieux à Arn et à Bona. Celle-ci lui tendit un sac de provisions et une outre
de cuir remplie de cervoise.
— Je t’ai
mis du pain, du fromage et de la viande séchée. Il y a là de quoi te nourrir
pendant une demi-lune, jusqu’à ce que tu aies rallié Langres.
— Merci, dit
Jeanne. Je n’oublierai jamais votre bonté.
— N’oublie
pas non plus que tu seras toujours la bienvenue, répondit Arn. Tu es ici chez
toi.
Jeanne l’étreignit.
— Veille à
ce que ta fille étudie, lui glissa-t-elle. Elle est intelligente et aussi
curieuse que toi !
Elle monta à
califourchon sur sa mule. Tous les membres de la petite famille fixaient sur
elle un regard triste. Elle était vouée, apparemment, à laisser sans cesse
derrière elle les gens qu’elle aimait. Tel était le prix de la destinée
singulière qu’elle s’était choisie. Mais elle avait fait ce choix en
connaissance de cause, et les regrets étaient inutiles.
Jeanne lança sa
mule au trot. Après un ultime signe d’adieu, elle fit face au sud, face à son
destin.
Face à Rome.
19
Rome, 844
Anastase reposa
sa plume et agita les doigts de sa main droite pour chasser un début de crampe.
Très satisfait, il relut la page qu’il venait de rédiger pour son œuvre
maîtresse – le Liber pontificalis, ou Livre des Papes, minutieuse
chronique des pontificats de son temps.
Il flatta de la
paume le sommet de la pile de feuilles de vélin vierges posée devant lui. Les
exploits, les triomphes, la gloire de son propre règne seraient un jour couchés
sur de telles pages.
Arsène, son père,
serait fier de lui. Même si la famille d’Anastase collectionnait depuis
longtemps titres et honneurs, le Trône de saint Pierre lui avait toujours
échappé. Autrefois, à certain moment, Arsène avait paru sur le point d’accéder
à la dignité suprême, mais les circonstances avaient joué en sa défaveur, et l’occasion
ne s’était jamais représentée.
Le tour d’Anastase
viendrait. Il pouvait, il devait exaucer les espoirs que son père avait fondés
sur lui en devenant évêque de Rome, c’est-à-dire pape.
Naturellement, il
devrait encore attendre. Son ambition ne l’empêchait pas de voir que son heure
n’avait pas encore sonné. Il n’avait que trente-trois ans. En outre, même si sa
position de primicerius lui conférait un grand pouvoir, elle avait un
caractère trop séculier pour lui permettre d’atteindre directement au trône
apostolique.
Mais cette
situation changerait bientôt. Le pape Grégoire gisait sur son lit de mort. Au
terme du délai de deuil officiel, un nouveau pontife serait élu – élection
dont le résultat aurait été acquis d’avance par Arsène, grâce à un savant
mélange de diplomatie, de faveurs et de menaces. Le prochain pape s’appelait Serge.
Il était l’héritier d’une noble famille romaine. À la différence de Grégoire,
Serge connaissait les manières de ce bas monde. Il saurait sans nul doute
exprimer sa gratitude à ceux qui l’avaient aidé à accéder au pontificat. Peu
après l’élection, Anastase serait nommé évêque de Castellum, le tremplin idéal
pour monter sur le trône papal quand Serge, à son tour, passerait de vie à
trépas.
Tout était en
place, à un détail près : Grégoire respirait encore. Telle une vigne
ancestrale, dont les racines profondes savent tirer leur subsistance d’un sol
aride, le vieillard s’accrochait obstinément à la vie. Prudent et contemplatif
tout au long de son existence, Grégoire semblait mettre un point d’honneur à
mourir avec une lenteur exaspérante.
Il avait régné pendant
dix-sept ans, plus longtemps que tout autre depuis le grand Léon III. Cet homme
bon, modeste, bien intentionné et fort pieux était aimé du peuple romain. Il
avait su être un protecteur plein de sollicitude pour une immense population de
pèlerins sans le sou. Il avait fait ouvrir à leur intention de nombreux
refuges, et veillé à ce que l’aumône leur fut distribuée avec largesse chaque
fois qu’il y avait fête ou procession.
Anastase
éprouvait à son endroit des sentiments complexes, où l’admiration et le mépris
avaient part
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