La Papesse Jeanne
égale : s’il admirait l’authenticité de la piété de Grégoire,
il méprisait sa simplicité et sa lenteur, qui l’exposaient constamment aux
ruses et aux manipulations. Anastase lui-même avait maintes fois tiré profit de
cette ingénuité, et notamment au Champ du Mensonge, où il avait organisé l’échec
des négociations avec l’empereur franc au nez et à la barbe de Grégoire. Ce
stratagème avait porté ses fruits. Lothaire, fils aîné de l’empereur Louis et
principal bénéficiaire de cette trahison, lui avait exprimé sa gratitude en
espèces sonnantes et trébuchantes. Anastase était maintenant un homme riche.
Plus important encore, il s’était ainsi assuré le soutien et la confiance de
Lothaire. Pendant un certain temps, toutefois, il avait craint que cette
alliance patiemment cultivée ne l’eût été en pure perte, car la défaite de
Lothaire à Fontenoy avait été un désastre. Mais l’empereur avait réussi à
renverser la situation en signant avec ses frères le traité de Verdun,
véritable tour de passe-passe politique grâce auquel il avait conservé tant sa
couronne que ses territoires. Lothaire s’était de nouveau imposé comme l’empereur
incontesté, ce qui ne pouvait qu’arranger les affaires d’Anastase.
Le chant des
cloches le tira soudain de sa rêverie. Elles sonnèrent une fois, deux fois,
trois fois. Anastase frappa dans ses mains avec jubilation. Enfin !
Il avait déjà
endossé sa robe de deuil quand on frappa à la porte. Un notaire papal entra
sans bruit.
— Le vicaire
apostolique vient d’être rappelé auprès de notre Seigneur, annonça-t-il avec
componction. Votre présence, messire primicerius, est demandée dans la chambre
papale.
Côte à côte, et
sans un mot, les deux hommes s’enfoncèrent dans le labyrinthe de couloirs du
palais du Latran afin de gagner les appartements du pape.
— C’était un
vrai serviteur de Dieu, lâcha enfin le notaire. Un pacificateur et un saint
homme.
— Un saint,
en effet, opina Anastase.
Et quelle
meilleure place pour un saint que le paradis ? ajouta-t-il en son for intérieur.
— Qui saura
le remplacer ? demanda le notaire d’une voix tremblante.
Du coin de l’œil,
Anastase constata qu’il pleurait. Les authentiques déploiements d’émotion l’intriguaient
toujours. Lui-même était trop artificieux, trop soucieux de l’effet que
produisaient ses paroles et ses actes sur autrui pour se laisser aller aux lacrimae rerum, c’est-à-dire aux larmes. Cependant, l’émoi du notaire
venait à propos pour lui rappeler qu’il avait tout intérêt à préparer sa propre
démonstration de tristesse. À l’approche de la chambre pontificale, il retint
son souffle et contracta ses traits jusqu’au moment où ses yeux commencèrent à
brûler. Cette ruse permettait de faire venir les larmes sans peine. Il l’utilisait
rarement, mais son effet était toujours excellent.
Les portes
étaient ouvertes sur une foule de pleureurs. La dépouille de Grégoire reposait
sur un grand lit au matelas de plumes, les yeux clos, les bras rituellement
refermés sur une croix d’or. Presque tous les optimates, ou officiers de
la cour papale, entouraient le mort. D’un seul regard, Anastase repéra Arighis,
le vice-dominus ; Compulus, le nomenclator ; et Stéphane, le
vestiarius.
Un secrétaire
annonça l’entrée du primicerius. Les autres levèrent les yeux et virent Anastase
plongé dans un abîme de douleur, les traits défigurés, les joues inondées de
larmes.
Jeanne leva la
tête et offrit son visage aux caresses du soleil romain. Elle n’était pas
encore habituée à une telle douceur en plein Wintarmanoth – qu’on appelait
janvier dans cette partie de l’empire, où les coutumes franques n’avaient pas
pénétré.
Rome ne
correspondait nullement à l’image qu’elle s’en était faite autrefois. Elle s’attendait
à trouver une cité resplendissante, pavée d’or et de marbre, dont les centaines
de clochers dressaient vers le ciel un éblouissant témoignage de l’existence
sur terre d’une vraie Civitas Dei – la cité de Dieu. La réalité
était bien différente. Tortueuses, grouillantes et bourbeuses, les étroites
ruelles de Rome semblaient avoir été conçues en enfer plutôt qu’au paradis. Les
plus antiques monuments de la ville, quand ils n’avaient pas été transformés en
églises, étaient en ruine. Les temples, amphithéâtres, palais et
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