La Papesse Jeanne
honnête marchand vaquer à
ses affaires.
Les soupçons de
Gerold ne firent que croître. Aucun honnête marchand n’aurait osé s’adresser à
un seigneur avec une telle morgue.
— Et que
vendez-vous ? demanda-t-il en s’approchant du char. Peut-être avez-vous
quelque chose d’intéressant à me proposer.
— Ne touchez
pas ceci ! gronda l’homme.
D’un geste
prompt, Gerold souleva la bâche et découvrit le contenu du char : il
transportait une douzaine de coffres de bronze à grosses serrures de fer.
Chacun d’eux était orné de l’emblème papal, reconnaissable entre tous.
Des gens du
pape, se dit-il. Ils auront été chargés de
mettre le trésor pontifical hors d’atteinte des griffes de Lothaire.
Il envisagea un
instant de s’emparer de ce trésor et de le rapporter à l’empereur, puis se
ravisa. Laissons plutôt les Romains sauver ce qui peut l’être. Le pape
Serge ferait sûrement bien meilleur usage d’une telle fortune que Lothaire, qui
s’en servirait pour financer une nouvelle campagne militaire, probablement plus
sanglante encore.
Il allait passer
son chemin quand un des Romains sauta à bas de son cheval et se prosterna au
sol.
— Pitié,
messire ! s’écria-t-il. Épargnez-nous ! Nous ne voulons pas mourir
sans que nos âmes aient été libérées du fardeau de cet effroyable crime !
— Quel crime ?
demanda Gerold.
— Tiens ta
langue, pauvre fou ! rugit le chef du cortège en éperonnant son cheval.
Il aurait
certainement piétiné l’homme à terre si Gerold ne s’était interposé en tirant
son épée. Immédiatement, ses hommes firent de même et encerclèrent les Romains.
Ceux-ci, largement minoritaires, se gardèrent d’esquisser le moindre mouvement
de résistance.
— Tout est
de la faute de Benoît ! s’écria l’homme à terre, tremblant de colère. C’est
lui seul qui a eu l’idée de voler le trésor de l’Église !
Voler le
trésor de l’Église ?
Celui qui venait
d’être appelé Benoît parla d’un ton qui se voulait conciliant.
— Je n’ai
aucun grief contre vous, messire, et vous prie de ne point vous soucier de nos
mesquines querelles. Permettez-nous d’aller en paix, et en gage de gratitude,
nous vous laisserons un de ces coffres. Il y a là-dedans, ajouta-t-il avec un
sourire complice, bien assez d’or pour faire de vous un homme riche.
Cette offre,
ainsi que la manière dont elle venait d’être faite, leva les derniers doutes de
Gerold.
— Attachez-le,
ordonna-t-il à ses hommes. Et les autres aussi. Nous les ramenons à Rome, et
leurs coffres avec eux !
Le triclinium
resplendissait de la lumière de cent torches. Une cohorte de serviteurs se
tenaient derrière la haute table à laquelle siégeait le pape Serge, flanqué des
grands dignitaires de la cité : les prélats de chacune des sept régions de
Rome à sa gauche, et leurs équivalents laïcs, les sept defensores, sur
sa droite. Une autre table, tout aussi somptueuse, avait été dressée à la
perpendiculaire de la première pour accueillir Lothaire et sa suite, invités d’honneur
du banquet. Le reste de l’assistance, composée d’environ deux cents convives,
venait de s’asseoir sur de longs bancs de bois, tirés devant un alignement de
tables occupant le centre de la salle. Déjà souillées d’innombrables taches,
les nappes croulaient sous les assiettes, les cruches, les timbales et les
plats de bois.
Ce n’était ni un
mercredi, ni un vendredi, ni un autre jour de jeûne officiel. Les convives
rassemblés ne devraient donc pas se contenter de poisson et de pain. Au menu
figuraient toutes sortes de viandes délectables. Même à la table d’un pape, c’était
un festin tout à lait extraordinaire : on voyait là des chapons luisants
de sauce blanche et décorés de grenades et de confiseries cramoisies ; de
grandes jattes emplies d’une soupe parfumée, mêlée de crème épaisse et relevée
de tendres morceaux de viande de lapin et de bécasse ; diverses gelées d’écrevisse
et de loche ; des cochons entiers enduits de graisse ; d’énormes
rôtis de chevreuil et de chevreau, des pigeons et des oies. Au centre de la
table de Lothaire, un cygne rôti entier trônait, plus vivant que nature ;
son corps argenté reposait sur une masse de légumes artistiquement disposée
pour rappeler les vagues de la mer.
Assise à une des
longues tables qui occupaient le centre de la salle, Jeanne promena un œil
inquiet sur cet
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