La Papesse Jeanne
extraordinaire étalage de luxe culinaire, qui risquait fort de
pousser le pape Serge vers de dangereux excès.
Sans préavis, le
comte de Mâcon, assis à côté de Lothaire, se leva en brandissant sa coupe.
— Je bois à
la paix et à l’amitié entre nos peuples chrétiens !
— Paix et
amitié ! répétèrent en chœur les convives.
Et chacun s’empressa
de vider qui sa coupe, qui sa timbale. Les serviteurs se bousculèrent autour
des tables pour verser du vin. On but encore à une multitude de choses. Quand
les invités d’honneur eurent épuisé tous les prétextes à un nouveau tribut
liquide, le festin commença.
Non sans
inquiétude, Jeanne vit Serge s’empiffrer et boire avec un abandon total. Ses
paupières enflèrent progressivement, sa peau s’assombrit. Elle devrait ce soir
lui administrer une forte dose de colchique pour prévenir une nouvelle crise de
goutte.
Tout à coup, les
portes du triclinium s’ouvrirent, et un groupe de gardes pontificaux entra.
Progressant en zigzag pour éviter les serviteurs qui allaient et venaient entre
les tables, les soldats s’avancèrent à grands pas vers les tables d’honneur.
Les conversations cessèrent. Un pesant silence s’abattit. Chacun se tordit le
cou pour deviner la cause de cette intrusion, et un murmure de surprise s’éleva
peu à peu : quelques convives venaient d’entrapercevoir l’homme qui
marchait au milieu des soldats, tête basse et poignets liés : c’était
Benoît.
Les joyeuses
sphères qui composaient le visage du pape s’affaissèrent d’un seul coup, telles
des vessies trouées.
— Toi !
s’écria-t-il.
Tarasius, le chef
des gardes, prit la parole.
— Un
détachement de Francs l’a arrêté en pleine campagne. Il avait le trésor avec
lui.
Benoît avait eu
amplement le temps, sur le chemin du retour à Rome, de réfléchir à sa fâcheuse
situation. Ayant été pris sur le fait, il ne pouvait nier son intention de s’emparer
du trésor pontifical. Et, bien qu’ayant retourné le problème dans tous les
sens, il avait été incapable de trouver une excuse crédible. Aussi, en
désespoir de cause, avait-il finalement décidé d’implorer la clémence de son
frère. Serge avait le cœur tendre. Benoît méprisait cette faiblesse de
caractère, mais n’en avait pas moins l’intention de l’utiliser à son profit.
Il tomba à genoux
et leva ses bras liés vers le pape.
— Pardonne-moi,
Serge. J’ai péché ! Je me repens humblement et sincèrement !
Benoît avait
malheureusement compté sans les effets du vin sur l’humeur pontificale. Le
visage du pape s’empourpra, signe d’une rage aussi violente qu’inattendue.
— Traître !
Vilain ! Brigand !
Chaque mot était
ponctué d’un violent coup de poing sur la table, à faire trembler la vaisselle.
Benoît pâlit.
— Frère, je
te conjure de...
— Emmenez-le !
rugit Serge.
— Où
devons-nous le conduire, Votre Sainteté ? interrogea Tarasius.
La tête de Serge
se mit à tourner. Il avait de plus en plus de mal à penser. Il ne savait qu’une
chose : il avait été trahi, et il lui fallait se venger en blessant à son
tour celui qui avait osé le blesser.
— Cet homme
est un voleur ! lâcha-t-il soudain. Qu’il soit puni comme les voleurs !
— Non !
hurla Benoît, sentant les grosses mains des gardes se refermer sur ses épaules.
Serge ! Mon frère !
Ce dernier mot
résonnait encore entre les murs de la salle quand on le traîna au-dehors.
Le sang quitta
les joues de Serge, qui s’affaissa sur son siège. Sa tête bascula en arrière,
ses yeux chavirèrent, ses bras et ses jambes se mirent à trembler follement.
— Le mauvais
œil ! s’écria quelqu’un. Benoît vient de lui jeter un sort !
Des cris de
consternation fusèrent parmi les convives, qui se signèrent en hâte pour se
protéger des manœuvres du diable.
Jeanne se
précipita entre les bancs pour rejoindre Serge. Son visage avait viré au
bleuâtre. Elle lui souleva la tête et ouvrit de force ses mâchoires crispées.
Sa langue était repliée sur elle-même, bloquant le passage de l’air. Empoignant
un couteau sur la table, Jeanne en fourra le manche dans la bouche du pape, l’insinua
derrière le pli de la langue, et tira. Avec un curieux bruit de succion, la
langue jaillit en avant. Serge émit un hoquet et se remit à respirer. Jeanne
continua d’appuyer tout doucement sur sa langue afin de dégager les voies
respiratoires. Peu
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