La Papesse Jeanne
était capable de tout.
— Viens avec
nous, gente mère, proposa-t-il. Nous te conduirons avec tes enfants jusqu’à la
ville la plus proche. Vous n’avez plus rien à faire ici.
Elle secoua la
tête avec véhémence.
— Je ne
bougerai pas d’un pouce ! Comment mon mari et mes fils nous
retrouveraient-ils à leur retour ?
S’ils
reviennent, songea tristement Gerold, avant de se
tourner vers la fille aux cheveux noirs.
— Pour le
salut de tes petits frères, dis à ta mère de nous suivre.
L’adolescente
resta silencieuse.
— Ne le
prenez pas mal, messire, intervint sa mère, elle ne cherche pas à vous
offenser. Elle répondrait si la chose était possible, mais elle ne peut pas
parler.
— Elle ne
peut pas ? répéta Gerold, étonné, car cette enfant n’avait nullement l’aspect
d’une idiote.
— On lui a
coupé la langue.
— Grand Dieu !
C’était là un
châtiment fréquent pour les voleurs et autres mécréants qui tombaient aux mains
d’une justice brutale. Mais il doutait fort que la fillette fut coupable d’un
crime passible d’une telle punition.
— Qui a fait
cela ? Ne me dis pas que...
La femme hocha
tristement la tête.
— Les hommes
de Lothaire ont abusé d’elle. Ensuite, ils lui ont coupé la langue afin qu’elle
ne puisse jamais les dénoncer.
Gerold n’en crut
pas ses oreilles. De telles atrocités ne l’eussent point surpris de la part des
hordes normandes ou sarrasines, mais venant des soldats de l’empereur,
défenseurs de la loi et de l’ordre chrétiens !
Il distribua
sèchement quelques ordres. Plusieurs de ses hommes allèrent vers l’un des
chariots et en retirèrent un sac de biscuits et un tonnelet de vin, qu’ils
déposèrent aux pieds de la petite famille.
— Dieu vous
bénisse, murmura la meunière.
— Toi de
même, genre mère, répondit Gerold.
Le détachement
reprit sa route et ne tarda pas à découvrir d’autres hameaux dévastés. Sur son
passage, Lothaire avait partout répandu la destruction.
Vassal de la
couronne impériale, Gerold avait juré sur son honneur de rester fidèle à l’empereur
en toutes circonstances. Mais quel honneur y avait-il à servir une brute comme
Lothaire ? Le mépris avec lequel il foulait aux pieds la loi et la décence
humaine constituait un motif largement suffisant pour le relever de son
serment.
Comme promis,
Gerold conduirait l’arrière-garde de l’armée impériale jusqu’à Rome. Ensuite,
en revanche, il quitterait pour toujours le service du tyran Lothaire.
Passé Nepi, la
route se détériora. La chaussée céda la place à un chemin étroit, balafré de
perfides crevasses et de ravines. Les pavés avaient été retirés depuis
longtemps pour faire office de matériau de construction, car la pierre était un
bien rare. Gerold pouvait maintenant lire les traces du récent passage de
Lothaire dans la boue durcie, profondément marquée des centaines de sabots et
de roues.
Une nuit, une
violente averse transforma la route en un infranchissable bourbier. Plutôt que
d’attendre qu’elle sèche, Gerold décida de couper à travers la campagne et de
rejoindre la Via Palestrina, qui les mènerait à Rome par la porte orientale,
celle de Saint-Jean.
Ses hommes et lui
traversèrent à bonne allure une série de prairies fleurant bon la gentiane et
de bois où bourgeonnaient partout les feuilles d’or du printemps. Émergeant d’une
épaisse barrière de broussailles, ils se retrouvèrent soudain nez à nez avec
une petite troupe de cavaliers, qui escortait un lourd char tiré par quatre
chevaux de bât.
— Je vous
salue, lança Gerold à l’homme qui semblait être leur chef, personnage au teint
sombre et aux paupières lourdes. Nous cherchons la Via Palestrina. Pouvez-vous
nous dire si nous sommes sur le bon chemin ?
— Oui,
grommela l’homme, qui éperonna aussitôt son cheval pour le contourner.
— Si vous comptez
rallier la Via Flaminia, ajouta Gerold, vous feriez mieux d’y repenser à deux
fois. La route est tout à fait impraticable. Votre char s’y enlisera avant que
vous n’ayez parcouru dix toises.
— Ce n’est
pas notre intention.
Cette réponse
étonna Gerold. La route en question était la seule dans la direction que ce
cortège empruntait.
— Où
allez-vous ? interrogea Gerold.
— Je crois
vous avoir dit tout ce que vous aviez besoin de savoir, rétorqua l’homme aux
paupières lourdes. Passez votre chemin, et laissez un
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