La Papesse Jeanne
sa tête.
Elle aurait eu
besoin de temps pour démêler l’écheveau de sentiments qui lui encombrait le
cœur. Et le temps lui était compté.
Arighis apparut
près d’elle.
— Suis-moi,
dit-il en l’entraînant hors de la file. Sa Sainteté a besoin de toi.
— Serge
serait-il souffrant ?
Très inquiète,
elle suivit le vice-dominus le long des galeries menant à la chambre papale. Serge
avait été dûment purgé des viandes et des vins ingurgités la veille, et la
forte dose de poudre de colchique administrée par Jeanne aurait dû le protéger
contre un retour de goutte.
— Au train
où vont les choses, il le sera bientôt.
— Pourquoi ?
Que se passe-t-il ?
— Benoît est
mort.
— Mort !
— La
sentence a été exécutée ce matin. Il est mort sur le coup.
Jeanne pressa le
pas. Elle n’avait guère de peine à imaginer la façon dont Serge pouvait avoir
réagi à une telle nouvelle.
Bien que
préparée, elle eut un choc en le voyant. Le pape était méconnaissable. Ses
cheveux étaient ébouriffés, ses yeux injectés et bouffis de larmes, ses joues
striées de griffures d’ongles. Agenouillé au pied du lit, il se balançait d’avant
en arrière, sanglotant comme un enfant égaré.
— Votre
Sainteté ! cria Jeanne à son oreille. Serge !
Le pape continua
de se balancer, manifestement rendu sourd et aveugle par le chagrin. Toute
communication avec lui était impossible dans son état. Jeanne prit une pincée d’herbe
aux poules dans sa besace, la versa dans une timbale d’eau et la porta aux
lèvres de Serge. Il but distraitement.
Quelques instants
plus tard, ses oscillations ralentirent, puis cessèrent tout à fait. Le pape
considéra Jeanne d’un air hagard, presque comme s’il la voyait pour la première
fois.
— Pleure-moi,
Jean. Mon âme est damnée pour l’éternité !
— Balivernes !
Vous avez agi selon la loi.
— « Ne
sois pas comme Caïn », déclama le pontife, citant la Première Épître de
Jean, « ce rejeton du diable qui a assassiné son frère. »
— « Et
pourquoi l’a-t-il assassiné ? » riposta Jeanne, citant la réponse. « Parce
que ses actions étaient mauvaises et celles de son frère légitimes. »
Benoît n’avait aucune légitimité, Votre Sainteté. Il vous a trahi. Il a trahi
Rome.
— Et à présent
le voilà mort, condamné par une sentence jaillie de ma propre bouche ! Mon
Dieu !
Il se frappa la
poitrine et laissa échapper un cri de chagrin. Jeanne devait à tout prix l’arracher
à sa douleur pour l’empêcher de sombrer dans une nouvelle crise de goutte. Elle
le prit fermement par les épaules.
— Soumettez-vous
à une confession auriculaire, dit-elle.
Cette forme de
pénitence, par laquelle le fidèle se livrait à une confession privée ad
auriculum, c’est-à-dire « à l’oreille » d’un prêtre, était déjà
très répandue en royaume franc. Rome, en revanche, s’accrochait encore à la
tradition, selon laquelle la confession et la pénitence avaient lieu en public,
et seulement à l’article de la mort.
Serge adopta l’idée
sur-le-champ.
— Oui, oui,
c’est cela, je vais me confesser !
— Faisons
venir un cardinal, proposa-t-elle. Avez-vous une préférence ?
— C’est à
toi que je me confesserai.
— À moi ?
Croyez-vous, Votre Sainteté ?
En sa qualité d’humble
prêtre étranger, Jeanne semblait fort peu qualifiée pour confesser un pape.
— Je ne me
confesserai à personne d’autre.
— Fort bien,
dit-elle en se tournant vers Arighis. Laissez- nous.
Arighis quitta la
chambre avec un regard reconnaissant.
Dès qu’ils furent
seuls, Serge récita les premiers mots rituels du sacrement de pénitence.
— Peccavi,
impia egi, iniquitatem feci, miserere mei Domine...
Jeanne entendit
avec une compassion émue son déversement de chagrin, de regret et de remords.
Avec une âme chargée d’un tel fardeau, il n’était pas étonnant que Serge eût
recherché la paix et l’oubli dans le vin.
La confession eut
l’effet escompté. Peu à peu, la frénésie de désespoir du pape s’apaisa, le
laissant épuisé, mais à l’abri de tout risque pour lui-même comme pour autrui.
Venait à présent
la partie la plus délicate de l’affaire : elle allait devoir lui infliger
une pénitence afin d’obtenir le pardon de ses péchés. Serge s’attendait sans
doute à recevoir une punition lourde – sous forme d’une mortification
publique sur les
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