La Papesse Jeanne
cheval, dit le comte. En partant maintenant, nous serons à Bénévent
en trois jours de temps.
Elle inspira
profondément.
— Je ne pars
pas, lâcha-t-elle.
— Tu ne pars
pas ?
— Je ne puis
laisser Serge.
L’espace d’un
moment, il fut trop éberlué pour répondre. Enfin, il réussit à articuler :
— Pourquoi ?
— Il a
besoin de moi. Il est... faible.
— Il s’agit
du pape, Jeanne, pas d’un nourrisson en mal de caresses.
— Ce n’est
pas de caresses qu’il a besoin, mais de soins. Les médecins de la schola n’ont
aucune connaissance de la maladie qui l’afflige.
— N’a-t-il
pas vécu jusqu’à ton arrivée à Rome ? observa Gerold d’un ton légèrement
sarcastique.
— Si je pars
maintenant, Serge mourra dans les six mois.
— Et alors ?
répondit le comte avec une certaine brusquerie. Qu’est-ce que cela peut nous
faire ?
— Comment
peux-tu dire une chose pareille ?
— Par Dieu,
ne nous sommes-nous pas assez sacrifiés ? Le printemps de nos vies est
déjà derrière nous, Jeanne. Ne gâchons pas le peu qui nous reste.
Elle se détourna
pour dissimuler son trouble. Gerold lui saisit le poignet.
— Je t’aime,
Jeanne. Viens avec moi, maintenant, pendant qu’il en est encore temps !
La caresse de sa
main fit bouillonner le sang de Jeanne et alluma au plus profond de son être
une flamme de désir. Une furieuse envie de l’embrasser, de sentir ses lèvres
sur les siennes, s’insinua traîtreusement en elle. Effrayée par ces sentiments
honteux, signes de sa faiblesse, elle céda soudain à un accès de colère aussi
violent qu’irraisonné, comme si elle en voulait à Gerold de l’avoir mise en
émoi. Elle laissa gonfler et écumer dans son cœur cette vague de fureur,
espérant sans doute qu’elle submergerait ses autres sentiments, mille fois plus
dangereux.
— Qu’espérais-tu ?
s’écria-t-elle. Que je m’enfuirais avec toi à ton premier appel ? Ma vie
est ici, et c’est une vie que j’aime. Je jouis de l’indépendance et du respect
de tous, j’ai accès à des possibilités qui m’ont toujours été refusées quand j’étais
femme. Pourquoi devrais-je y renoncer ? Pourquoi ? Pour passer le
restant de mes jours cloîtrée dans la pénombre d’une chaumière, entre mes
chaudrons et ma broderie ?
— Si c’était
là ce que j’attendais d’une épouse, murmura Gerold, je me serais remarié depuis
longtemps.
— Fais-le
donc ! Ce n’est pas moi qui t’en empêcherai !
La surprise fit
hausser les sourcils du comte.
— Que s’est-il
passé, Jeanne ? demanda-t-il d’une voix douce. Qu’y a-t-il ?
— Il ne s’est
rien passé. J’ai changé, voilà tout. Je ne suis plus l’enfant naïve et éperdue
d’amour que tu as connue à Dorstadt. Je suis mon propre maître. Et je n’y
renoncerai pas – ni pour toi, ni pour aucun homme !
— T’ai-je
demandé de faire une chose pareille ?
Mais Jeanne ne
voulait plus entendre raison. La proximité de Gerold, et l’attraction physique
qu’elle ressentait à son égard étaient une véritable torture – un serpent
étreignant sa volonté, comme pour l’étouffer. Elle luttait désespérément pour
se libérer.
— Tu es
incapable d’accepter une chose pareille, n’est-ce pas ? Tu ne peux
supporter l’idée que je ne suis pas prête à renoncer à ma vie pour toi –
que je suis la première à rester indifférente à tes charmes virils !
Elle avait
cherché à le blesser. Son but était atteint. Gerold la dévisagea longuement, comme
s’il la découvrait.
— Je croyais
que tu m’aimais, dit-il d’un ton cassant. Je constate que je me suis fourvoyé.
Pardonne-moi. Je ne te harcèlerai plus.
Il marcha jusqu’au
seuil, hésita, se retourna.
— Nous ne
nous reverrons plus jamais. Est-ce bien ce que tu veux ?
Non ! Ce
n’est pas du tout ce que je veux ! mourait d’envie
de crier Jeanne. Mais une autre part d’elle-même eut le dessus.
— C’est ce
que je veux, s’entendit-elle répondre d’une voix curieusement distante.
Eût-il lâché le
moindre mot d’amour à cet instant, elle aurait cédé et se serait jetée dans ses
bras. Mais il pivota brutalement sur ses talons et s’en alla. Elle entendit ses
pas rapides résonner sur les marches du perron.
Encore quelques
instants, et il serait parti à jamais.
Le cœur de Jeanne
se gonfla. Quand la coupe fut pleine, ses émotions débordèrent, toutes en
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