La Papesse Jeanne
chaque fenêtre tout au long de la Via
Sacra, en un violent mélange de couleurs ; les pavés étaient parsemés de
myrte au parfum sucré. Une foule de badauds en liesse s’alignait le long de la
chaussée, et l’on se bousculait pour avoir une chance d’apercevoir le nouveau
pape.
Perdue dans sa
rêverie, Jeanne entendait à peine le vacarme de la foule. Elle pensait en cet
instant à Matthieu, à son vieux maître Asclepios, à Frère Benjamin de Fulda.
Tous avaient eu foi en elle, tous l’avaient encouragée à aller de l’avant, mais
aucun d’entre eux n’aurait pu imaginer ce qui se passait aujourd’hui. Elle-même
avait peine à y croire.
La première fois
qu’elle s’était déguisée en homme, dans le but d’être admise au sein de la
confrérie de Fulda, Dieu n’avait pas fait pleuvoir ses foudres sur elle. Mais
irait-il jusqu’à laisser une femme monter sur le Trône de Pierre ? Cette
lancinante question résonnait sans cesse entre ses tempes.
Les cavaliers de
la garde pontificale, emmenés par Gerold, faisaient escorte autour d’elle.
Gerold gardait perpétuellement le regard fixé sur la foule qui s’ouvrait devant
eux. De temps en temps, quelqu’un réussissait à briser le cordon des gardes, et
chaque fois, la main du superista se posait sur la garde de son épée, prête à défendre
Jeanne. Cependant, il n’eut pas l’occasion de s’en servir : les importuns
ne désiraient que baiser l’ourlet de la robe du nouveau pape, ou encore
recevoir sa bénédiction.
Ce fut ainsi, au
terme de maintes interruptions, que la longue procession parvint au Latran. Le
soleil était à son zénith quand on fit halte devant la cathédrale. Jeanne mit
pied à terre, et les cardinaux, évêques et diacres prirent place derrière elle.
À pas lents, elle gravit les marches du parvis et pénétra dans la nef flamboyante
de l’illustre basilique.
Respectant un
rituel aussi ancien que raffiné, l’ordo coronationis, ou cérémonie du
couronnement, durait plusieurs heures. Deux évêques menèrent d’abord Jeanne à
la sacristie, où elle fut parée d’une aube, d’une dalmatique et d’une pénule.
Ensuite, elle rejoignit le maître-autel pour entendre les litanies et recevoir
l’onction. Pendant que l’on disait le vere dignum, l’archidiacre et deux
diacres régionaux maintinrent ouvert au-dessus de sa tête un volume des
Évangiles. Puis vint la messe proprement dite, nettement plus longue qu’à l’ordinaire
en raison de l’ajout de maintes prières et formules propres à la solennité de l’événement.
Pendant tout ce
temps, Jeanne se tint debout et très raide, alourdie par ses robes liturgiques,
aussi chargée d’or que le plus grand des princes byzantins. Malgré la splendeur
de sa tenue, elle se sentait minuscule et mal préparée à supporter l’énorme
responsabilité qu’on venait de déposer sur ses épaules. Elle se rassura en
songeant que tous ceux qui l’avaient précédée devaient eux aussi avoir tremblé
et douté. Et cependant, au bout du compte, tous avaient réussi à remplir leur
rôle.
Mais eux étaient
des hommes.
L’archiprêtre
entonna la bénédiction finale.
— Dieu
Tout-Puissant, accorde ta bénédiction à ton humble serviteur Jean Anglicus,
fais-lui don de ta miséricorde...
Dieu
consentira-t-il à me bénir ? Son courroux ne va-t-il pas s’abattre sur moi
dès l’instant où la couronne papale effleurera mon crâne ?
L’évêque d’Ostie
s’avança, apportant la couronne sur un coussin de soie blanche. Arrivé devant
Jeanne, il l’éleva au- dessus de sa tête. Elle sentit sa gorge se nouer. Le
cercle d’or lui ceignit le front.
Rien ne se
produisit.
— Longue vie
à notre souverain pontife Jean Anglicus, devenu par décret divin notre évêque
et notre pape ! s’écria Eustathe.
Le chœur entonna
un dernier chant au moment où Jeanne se retournait pour faire face à l’assemblée.
À l’instant où
elle émergea sur le parvis de la basilique, une immense ovation de bienvenue l’accueillit.
Des milliers de Romains attendaient depuis des heures sous le soleil brûlant
pour saluer leur nouveau pape. Conformément à leur volonté, elle avait ceint la
couronne et ils l’en remercièrent dans un grand concert de vivats.
Levant les bras,
Jeanne sentit enfin son esprit s’élever dans la lumière. Une délicieuse
béatitude, qui la veille encore s’était refusée à elle, l’envahit soudain de
façon
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