La Papesse Jeanne
bâtiments annexes : la
cuisine, un four à pain, une écurie, un grenier, deux granges. Ils mirent pied
à terre au milieu d’une petite cour. Gerold confia sans tarder sa monture au
maître d’écurie, qui les attendait. Des torches enduites de résine et disposées
à intervalles réguliers éclairèrent leur progression le long d’une étroite
galerie aveugle, aux murs de laquelle étaient adossées des rangées d’armes
flamboyantes : glaives, lances, javelots, arbalètes et scramasaxes, ces
redoutables épées que prisaient tant les guerriers francs. Ils finirent par
émerger dans une seconde cour, cernée de portiques couverts, et accédèrent à la
grande salle du fort, immense, sonore et ornée de riches tapisseries. Au centre
de la pièce, Jeanne découvrit la plus belle femme qu’elle eût jamais vue, à l’exception
peut-être de sa mère. Mais tandis que Gudrun était grande et blonde, celle qui
lui faisait face à présent était toute menue. Elle arborait de magnifiques
cheveux d’ébène et de grands yeux noirs et fiers. Prenant tout leur temps, ces
yeux se promenèrent sur Jeanne d’un air hautain.
— Qu’est-ce
que c’est que cela ? lâcha-t-elle, abrupte, en la voyant approcher.
— Jeanne,
dit Gerold, sans paraître relever sa brusquerie, voici Richild, mon épouse et
la maîtresse de ce manoir. Richild, permets-moi de te présenter Jeanne d’Ingelheim,
arrivée ce jour pour étudier à l’école cathédrale.
Jeanne ébaucha
une révérence maladroite. Richild la considéra avec mépris et se tourna vers
Gerold.
— À l’école ?
Est-ce une plaisanterie ?
— Fulgence
vient de l’admettre. Elle habitera à Villaris pendant la durée de ses études.
— Ici ?
— Elle
partagera le lit de Gisla, à qui j’en suis sûr une compagnie aussi érudite fera
le plus grand bien.
Les gracieux
sourcils de Richild se haussèrent.
— On dirait
une esclave.
Jeanne rougit
sous l’insulte.
— Tu t’égares,
ma femme, répliqua sèchement Gerold. Jeanne est notre invitée, ne l’oublie pas.
— Soit, fit
Richild, caressant d’un doigt la tunique neuve de Jeanne. Elle semble à peu
près propre.
Elle adressa un
signe impérieux à une servante.
— Conduis-la
au dortoir.
Sur ce, elle
quitta la grande salle.
Plus tard, étendue sur un matelas de paille
souple à côté d’une petite fille qui ronflait bruyamment (Gisla ne s’était même
pas réveillée quand elle s’était glissée dans le lit à côté d’elle), Jeanne
repensa à son frère. Avec qui dormait-il à cette heure – si toutefois il
parvenait à dormir ? De son côté, elle n’était pas près d’y arriver. Dans
son esprit, les pensées et les émotions se bousculaient. Son ancienne maison et
plus particulièrement sa mère lui manquaient. Elle aurait voulu être étreinte,
caressée, appelée « ma petite caille ». Elle avait eu tort de s’enfuir
en silence et sous l’effet de la colère, sans un adieu. Gudrun l’avait certes
trahie devant l’émissaire de l’évêque, mais Jeanne savait qu’elle l’avait fait
par excès d’amour, parce qu’elle ne supportait pas l’idée de voir sa fille la
quitter. Il se pouvait fort bien à présent qu’elle ne revît jamais sa mère.
Elle avait agi sans réfléchir aux conséquences. Car elle ne pourrait jamais
rentrer chez elle, c’était sûr et certain. Son père la tuerait sans hésiter. Sa
place était désormais ici, dans ce pays inconnu. Elle allait devoir y rester,
pour le meilleur et pour le pire.
Mère... songea-t-elle en promenant un regard inquiet sur les ténèbres de la
pièce.
Une larme
solitaire roula sur sa joue.
8
La salle d’étude,
petite pièce aux murs de pierre adossée à la bibliothèque épiscopale, était perpétuellement
humide et fraîche, même lorsqu’il faisait chaud au-dehors, comme cette
après-midi-là. Jeanne aimait cette fraîcheur, et aussi la puissante odeur de
parchemin qui y flottait, sorte de muette invitation à explorer la vaste
collection de manuscrits conservée de l’autre côté de la porte.
Une immense
fresque recouvrait un des murs de la salle. Elle représentait une femme, vêtue
à la façon grecque d’une longue robe flottante. Dans sa main gauche, elle
tenait une paire de cisailles ; dans la droite, un fouet. Cette femme
incarnait la Connaissance. Ses cisailles étaient là pour élaguer les erreurs et
les faux dogmes, son fouet se destinait à châtier les élèves
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