La Papesse Jeanne
mit à bouillonner.
Il chercha une autre possibilité, mais n’en trouva point. Les barbares avaient enlevé
Jeanne et Gisla, afin de leur faire subir les plus inexprimables outrages, et
il n’y avait rien, absolument plus rien qu’il pût faire pour les sauver.
Ses yeux
tombèrent sur un Normand mort. Il sauta à bas de son cheval, empoigna la longue
hache à double face que tenait encore la main de l’homme, et le frappa, à
maintes reprises. À chaque coup, le cadavre tressautait. Son heaume doré finit
par glisser, révélant le visage imberbe d’un tout jeune homme, mais Gerold
continua de frapper de plus belle. Le sang jailli de partout éclaboussa
copieusement sa tunique.
Deux de ses
hommes voulurent l’arrêter, mais Grifo les retint.
— Non,
dit-il. Laissez-le faire.
Au bout d’un
interminable moment, Gerold relâcha la hache, tomba à genoux et se couvrit le
visage de ses mains. Ses doigts dégoulinaient de sang poisseux. Un violent
sanglot lui secoua les épaules, et il ne chercha plus à résister. Sans retenue,
il fondit en larmes.
13
Colmar, 24 juin 833, Le Champ du
Mensonge
Anastase écarta
la lourde tenture qui protégeait l’entrée de la tente pontificale et se coula à
l’intérieur.
Grégoire,
quatrième du nom à s’asseoir sur le Trône de saint Pierre, était toujours en
prière, agenouillé sur un coussin de soie placé devant l’extraordinaire effigie
d’ivoire du Christ qui dominait l’ensemble du décor. La statuette avait survécu
à un dangereux périple au gré des routes et des ponts en ruine, en franchissant
sans encombre les redoutables cols alpins. Ici, à l’abri de cette tente
grossière dressée en terre franque, sa beauté était aussi impressionnante que
dans le luxe de la chapelle particulière de Grégoire, nichée au cœur du palais
du Latran.
— Deus
illuminatio mea, Deus optimus et maximus, psalmodiait
Grégoire, le visage empreint de ferveur.
Ai-je jamais
éprouvé une foi aussi limpide ? se demanda
Anastase, observant silencieusement le pape depuis l’entrée. Autrefois,
peut-être, dans sa petite enfance. Mais il avait perdu toute innocence le jour
où son oncle Théodore avait été assassiné sous ses yeux dans une salle du
palais des papes. « Regarde, lui avait dit son père, et prends-en de la
graine. »
Anastase avait
donc regardé et appris – appris à cacher ses sentiments derrière un
masque de circonstance, appris à manipuler, à tromper, à trahir si nécessaire.
Et cette science lui avait été amplement profitable. À dix-neuf ans, Anastase
était déjà vestiarius [6] , fait sans précédent pour un homme aussi jeune. Son père n’était pas peu fier de
lui. Et il avait bien l’intention de ne pas s’arrêter en si bon chemin.
— Seigneur
Jésus, continua Grégoire, donnez-moi la sagesse dont j’aurai besoin ce jour.
Montrez-moi la voie qui permettra d’empêcher cette guerre impie et de
réconcilier l’empereur avec ses fils rebelles.
Est-il
possible qu’il ne sache pas encore ce qui est sur le point de se passer ? Anastase en croyait à peine ses oreilles. Le pontife était
décidément une âme innocente. À dix-neuf ans, il en savait bien plus long que
lui sur la marche du monde.
Il n’a pas
l’étoffe d’un pape. Cette pensée lui était déjà
venue plus d’une fois. Certes, Grégoire était un être pieux, nul ne pouvait le
nier, mais la piété était à l’évidence une vertu surestimée. La nature profonde
de cet homme le disposait davantage à une vie monacale qu’aux subtilités
politiques de la cour papale. Qu’espérait donc l’empereur Louis quand il avait
demandé à Grégoire d’effectuer ce long voyage pour jouer un rôle de médiateur ?
Anastase émit une
toux discrète afin d’attirer l’attention du Saint Père, mais celui-ci était
perdu dans sa prière, fixant sur la statue du Christ des yeux noyés d’exaltation.
— Il est
temps, Votre Sainteté, finit-il par dire.
Grégoire priait
depuis une grande heure, et l’empereur l’attendait.
Surpris, le pape
tourna la tête et aperçut le vestiarius. Il lui fit un signe de tête, se signa,
et se releva en lissant sa robe de pourpre.
— Je
constate que l’effigie de Notre Seigneur Jésus-Christ a redoublé les forces de
Votre Sainteté, fit Anastase en aidant Grégoire à ajuster son pallium. J’ai
moi-même plus d’une fois ressenti son pouvoir.
— Magnifique
statue, n’est-ce pas ?
— En
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