La parfaite Lumiere
l’ingratitude de son fils mais là, avec les insectes qui chantaient
parmi les trèfles, avec le grand fleuve qui coulait lentement, elle ressentait
profondément le caractère fugitif de la vie.
— Vous êtes de retour ?
Dans l’air immobile du soir, la
voix paraissait bien rude.
— Qui est-ce ?
cria-t-elle.
— Je suis de chez Hangawara.
Il est arrivé de Katsushika tout un lot de légumes frais. Le patron m’a dit de
vous en porter.
— Yajibei est toujours si
prévenant !
Assise à une table basse, pinceau
à écrire en main, elle copiait le Sutra sur le grand amour des parents. Elle
avait emménagé dans une petite maison de location du quartier peu peuplé de
Hamachō, et gagnait assez bien sa vie en traitant au moxa les maux de sa
clientèle. Elle-même ne souffrait pour ainsi dire plus physiquement. Depuis le
début de l’automne, elle avait retrouvé sa jeunesse.
— Dites donc, grand-mère,
est-ce qu’un jeune homme est venu vous voir en début de soirée ?
— Pour un traitement au
moxa ?
— Oui. Il est venu chez
Yajibei ; il semblait avoir en tête quelque chose d’important. Il a
demandé où vous habitiez maintenant, et nous le lui avons dit.
— Quel âge avait-il ?
— Vingt-sept, vingt-huit ans,
je suppose.
— Comment était-il ?
— La face plutôt ronde. Pas
très grand.
— Hum... je me demande...
— Il avait un accent comme le
vôtre. J’ai pensé qu’il venait peut-être du même endroit... Allons, je me
sauve. Bonne nuit.
Tandis que les pas s’éloignaient,
les voix des insectes s’élevaient de nouveau comme le son d’une petite pluie
fine. Osugi posa son pinceau, les yeux fixés sur la bougie ; elle songeait
aux jours de sa jeunesse où les gens lisaient l’avenir dans le halo d’une
chandelle. Celles que l’on avait laissées n’avaient aucun moyen de savoir ce
que devenaient leurs époux, leurs fils et leurs frères partis pour la guerre,
non plus que de connaître leur propre avenir. Un halo brillant passait pour
être un signe de chance ; des ombres pourpres, pour indiquer un décès.
Quand la flamme crépitait comme des aiguilles de pin, un être espéré ne
manquerait pas de revenir.
Osugi avait oublié la façon
d’interpréter les présages ; mais ce soir, le halo joyeux, aussi beau et
coloré qu’un arc-en-ciel, suggérait qu’il se préparait quelque chose de
merveilleux.
Pouvait-il s’agir de
Matahachi ? La main d’Osugi se tendit une fois vers le pinceau mais revint
en arrière. Comme en extase, Osugi s’oubliait elle-même, oubliait ce qui
l’entourait, et durant une heure ou deux ensuite ne pensa qu’au visage de son
fils, qui semblait flotter dans les ténèbres de la pièce.
Un froissement, à la porte du
fond, la tira de sa rêverie. Se demandant si quelque belette faisait des
siennes dans sa cuisine, elle prit la bougie afin d’aller voir.
Le sac de légumes se trouvait à
côté de l’évier ; sur le sac, il y avait quelque chose de blanc. Le
ramassant, elle constata que c’était lourd... aussi lourd que deux pièces d’or.
Sur le papier blanc qui les enveloppait, Matahachi avait écrit : « Je
n’ai pas encore le courage de t’affronter. S’il te plaît, pardonne-moi si je te
néglige encore six mois. Je me contenterai de laisser ce mot, sans
entrer. »
Un samouraï aux yeux de meurtrier
s’élançait à travers l’herbe haute pour atteindre deux hommes debout sur la
berge du fleuve. Haletant, il appelait :
— Hamada, c’était lui ?
— Non, gémit Hamada. Ce
n’était pas notre homme.
Mais ses yeux étincelaient tandis
qu’il continuait à surveiller les alentours.
— Je suis certain que c’était
lui.
— Ce n’était pas lui. C’était
un batelier.
— Tu es sûr ?
— Quand j’ai couru après lui,
il a grimpé dans ce bateau, là-bas.
— Ça ne fait pas de lui un
batelier.
— J’ai vérifié.
— Je dois dire qu’il a le
pied rapide.
Se détournant du fleuve, ils
prirent le chemin du retour à travers les champs de Hamachō.
— Matahachi...
Matahachi !
D’abord, le son s’élevait à peine
au-dessus du murmure du fleuve ; mais comme il se répétait et qu’il n’y
avait pas à s’y méprendre, ils s’arrêtèrent et se regardèrent l’un l’autre,
stupéfaits.
— Quelqu’un l’appelle !
Comment est-ce possible ?
— On dirait la voix d’une
vieille femme.
Menés par Hamada, ils repérèrent
bientôt l’origine du
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