La parfaite Lumiere
la pente, et l’homme, assis près des racines de l’arbre, fumait sa
pipe.
Daizō ! Maintenant, cela
ne faisait plus aucun doute. Jamais un paysan n’aurait de tabac sur lui. L’on
avait réussi à en faire pousser dans le pays mais à une échelle si limitée
qu’il était encore très coûteux. Jusque dans la région relativement riche de
Kansai, on le considérait comme un luxe. Et là-haut, à Sendai, quand le
seigneur Date fumait, son scribe éprouvait le besoin de noter dans son
journal : « Matin, trois pipes ; après-midi, quatre pipes ;
coucher, une pipe. »
Les considérations financières
mises à part, la plupart des gens qui avaient l’occasion d’essayer le tabac
trouvaient qu’il leur donnait des étourdissements, voire des nausées. Bien
qu’apprécié pour son arôme, on le considérait généralement comme un narcotique.
Jōtarō savait que les
fumeurs étaient rares ; il savait aussi que Daizō était l’un d’eux
car il l’avait fréquemment vu tirer sur une élégante pipe en céramique. Non
qu’il eût jamais trouvé cela bizarre. Daizō, homme riche, avait des goûts
de luxe.
« Qu’est-ce qu’il fait
là ? » se demanda Jōtarō avec impatience. Désormais
accoutumé aux risques de la situation, il se glissa de plus en plus près.
Ayant terminé sa pipe, le marchand
se releva, enleva son foulard noir qu’il passa dans sa ceinture. Puis,
lentement, il contourna le pin. Jōtarō le vit ensuite une pelle à la
main. D’où venait cette pelle ? Appuyé sur elle, Daizō promena
quelques instants les yeux autour de lui sur le décor nocturne, comme pour se
le graver dans l’esprit.
Apparemment satisfait, Daizō
roula de côté une grosse pierre, au nord de l’arbre, et se mit à creuser avec
énergie, sans regarder ni à gauche ni à droite. Jōtarō regardait le
trou devenir presque assez profond pour qu’un homme s’y tînt debout. Enfin, Daizō
s’arrêta et essuya la sueur de son visage avec son mouchoir. Jōtarō,
qui gardait une immobilité de statue, était tout à fait déconcerté.
— Ça ira comme ça, murmura le
marchand en achevant de tasser des pieds la terre meuble au fond du trou.
Un instant, Jōtarō eut
la curieuse impulsion de lui crier de ne pas s’enterrer lui-même, mais se
retint. Daizō remonta d’un bond à la surface, et se mit en devoir de
traîner le lourd ballot de l’arbre au bord du trou, puis de défaire la corde de
chanvre qui l’entourait. D’abord, Jōtarō croyait qu’il s’agissait
d’un sac en toile ; mais maintenant, il voyait que c’était un pesant
manteau de cuir, comme celui que les généraux portaient par-dessus leur armure.
A l’intérieur se trouvait un autre sac, fait de toile de tente ou d’un tissu
similaire. Une fois celui-ci ouvert apparut le sommet d’un incroyable tas
d’or : des lingots semi-cylindriques, fabriqués en versant le métal en
fusion dans des tiges de bambou fendues en deux dans le sens de la longueur.
Ce n’était pas tout. Daizō
desserra son obi et se déchargea de plusieurs douzaines de grosses pièces d’or,
neuves, fourrées dans sa ceinture, le dos de son kimono, etc. Les ayant
disposées avec soin par-dessus les lingots, il rattacha hermétiquement les deux
emballages, et jeta le ballot dans le trou comme s’il se fût agi du cadavre
d’un chien. Alors, il reboucha le trou, le piétina et replaça la pierre. Il mit
la touche finale à son œuvre en parsemant le tour de la pierre d’herbe sèche et
de brindilles.
Ensuite, il se mit en devoir de
redevenir le célèbre Daizō de Narai, riche négociant en herbes. La tenue
de paysan, enveloppant la pelle, alla dans un taillis que les passants
risquaient peu d’explorer. Daizō passa son manteau de voyage et suspendit
sa bourse autour de son cou à la façon des prêtres itinérants. En chaussant ses zōri , il murmura avec satisfaction :
— ... Voilà une bonne affaire
de faite.
Quand Daizō fut hors de
portée d’oreille, Jōtarō sortit de sa cachette et s’avança vers la
pierre. Il eut beau scruter les lieux, il ne put discerner la moindre trace de
ce dont il venait d’être témoin. Il regardait le sol comme la paume vide d’un
prestidigitateur.
« Je ferais mieux de filer,
songea-t-il soudain. Si je ne suis pas là quand il rentrera à l’auberge, il
aura des soupçons. » Les lumières de la ville étant maintenant visibles
au-dessous de lui, il n’eut aucun mal à retrouver son chemin.
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