La parfaite Lumiere
la
vieille femme ne prenait pas l’affaire philosophiquement comme il sied à son
âge.
Osugi pénétra en trombe dans la
maison, empoigna l’extrémité de la planche sur quoi se tenaient les plâtriers,
et l’arracha à ses supports. Hommes et seaux pleins d’argile humide
dégringolèrent avec fracas.
— Espèce de vieille
garce !
Ils se relevèrent d’un bond et
l’entourèrent, menaçants. Osugi ne faiblit point.
— Venez dehors !
ordonna-t-elle avec sévérité en portant la main à son petit sabre.
Les ouvriers réfléchirent. D’après
son aspect et sa conduite, elle devait être d’une famille de samouraïs ;
s’ils ne faisaient pas attention, ils risquaient des ennuis. Leurs manières se
radoucirent nettement. Consciente de cette métamorphose, Osugi déclara avec
majesté :
— ... Dorénavant, je ne
tolérerai point de grossièretés de la part de vos semblables.
L’air satisfait, elle sortit et
reprit sa route, laissant les spectateurs contempler bouche bée son dos
inflexible. A peine avait-elle fait quelques pas qu’un apprenti, aux pieds
boueux grotesquement couverts de copeaux et de sciure, la rejoignit en courant,
chargé d’un seau d’argile sale.
— Qu’est-ce que tu dis de ça,
espèce de vieille taupe ? cria-t-il en lui lançant dans le dos le contenu
de son seau.
— Ou-ou-ou-ou !
Ce hurlement faisait honneur aux
poumons d’Osugi, mais avant qu’elle pût se retourner l’apprenti avait disparu.
Lorsqu’elle eut constaté l’étendue des dégâts, elle fronça le sourcil, et ses
yeux se remplirent de larmes de vexation pure. L’allégresse était générale.
— ... Qu’est-ce qui vous fait
rire, espèces de nigauds ? enrageait Osugi en montrant les crocs.
Qu’est-ce qu’il y a de si drôle à voir une vieille femme éclaboussée
d’ordures ? Est-ce ainsi que vous souhaitez la bienvenue aux personnes
âgées, à Edo ? Vous n’avez pas la moindre humanité ! Rappelez-vous
seulement que vous serez tous vieux un jour.
Cet éclat attira encore plus de
badauds.
— ... Edo, parlons-en !
reprit-elle avec un reniflement de mépris. A entendre parler les gens, on
croirait que c’est la plus grande ville de tout le pays. Or, qu’est-ce que
c’est ? Un endroit plein de saletés où tout le monde rase des collines,
comble des marécages, creuse des fossés, entasse du sable provenant du bord de
la mer. Par-dessus le marché, c’est plein d’une racaille que l’on ne trouverait
jamais à Kyoto ni ailleurs dans l’Ouest.
S’étant ainsi déchargé le cœur,
elle tourna le dos à la foule ricanante et poursuivit rapidement sa route.
Certes, le caractère le plus
remarquable de la ville, c’est qu’elle était neuve. Le bois et le plâtre des
maisons étincelaient de fraîcheur ; maints chantiers de construction
étaient inachevés ; la bouse des bœufs et le crottin des chevaux assaillaient
les yeux et les narines. Il n’y avait pas si longtemps, cette route n’avait été
qu’un sentier à travers les rizières, entre les villages de Hibiya et de
Chiyoda. Osugi eût-elle été un peu plus à l’ouest, plus près du château d’Edo,
elle eût trouvé un quartier plus ancien et plus calme où daimyōs et
vassaux du shōgun avaient commencé de bâtir des résidences peu après que
Tokugawa Ieyasu eut occupé Edo, en 1590.
En tout état de cause, absolument
rien ne plaisait à Osugi. Elle se sentait vieille. Tous les gens qu’elle voyait –
commerçants, fonctionnaires à cheval, samouraïs qui passaient à grands pas à
côté d’elle en chapeau de vannerie –, tous étaient jeunes, comme l’étaient
les ouvriers, les artisans, les vendeurs, les soldats et les généraux eux-mêmes.
La façade d’une maison, où les
plâtriers s’affairaient encore, portait une enseigne de boutique derrière
laquelle était assise une femme très poudrée qui se brossait les sourcils en
attendant le chaland. Dans d’autres bâtisses en construction l’on vendait du
saké, dressait des étalages de denrées séchées, s’approvisionnait en poisson
fumé. Un homme accrochait dehors une enseigne vantant des médicaments.
« Si je n’étais pas à la
recherche de quelqu’un, grommelait aigrement Osugi, je ne resterais pas une seule
nuit dans cette décharge à ordures. »
Devant une montagne de terre qui
bouchait la route, elle fit halte. Au pied d’un pont qui franchissait le fossé
encore sans eau se dressait une baraque. Ses
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