La Part De L'Autre
jour ?
Pourquoi
veux-tu que je t'épouse ?
Pour
que tu deviennes mon veuf.
Onze,
ne recommence pas ces histoires stupides de prémonitions et de
mort jeune. Je n'y crois pas une seconde.
Bon.
Admettons que je fasse de la vieille viande, est-ce que tu m'épouses
?
Je
t'épouserai quand je ne t'aimerai plus.
Il
avait cru lui faire une belle déclaration d'amour avec cette
phrase, aussi s'étonna-t-il de l'entendre répondre
d'une voix étranglée :
Alors,
dépêche-toi, mon Boche, dépêche-toi.
Il
s'arrêta et toisa sa compagne.
Pourquoi
dis-tu ça ? Parce que je travaille beaucoup trop et que je
n'ai pas le temps de...
Oui.
D'un
geste ennuyé, il voulut écarter le problème
Nous
allons bientôt partir au bord de la mer, prendre des vacances,
passer du bon temps ensemble.
Oui,
mon Adolf, faisons ça. Moi, j'aime bien le bon temps avec toi.
Et je n'aime pas que le bon temps soit de l'ancien temps.
Il
se baissa pour déposer un baiser sur ses lèvres
D'accord
?
D'accord.
Je
t'aime, Onze, tu le sais. Je t'aime.
Je
sais. Mais je suis une manuelle, moi, il faut pas que ça
devienne trop abstrait.
Ils
rirent et s'embrassèrent de nouveau.
Ragaillardis,
enchantés d'eux-mêmes, ils formaient un couple
magnifique lorsqu'ils entrèrent dans le vestibule bondé,
chamarré, parfumé, du théâtre.
Onze-heures-trente
désigna un jeune homme aux traits de statue grecque qui
s'appuyait sur un des piliers.
Tu
as vu ce garçon. Il est beau, non ?
Oui.
Qui est-ce ?
C'est
Lars Ekström, le premier danseur des Ballets suédois.
Ah
bon ? Mais comment le connais-tu ?
Je
le connais très bien, dit-elle, c'est mon amant.
Je
n'ai jamais été antisémite.
Hitler,
les jambes croisées, une tasse de thé à la main,
venait de proférer cela avec le calme d'une personne revenue
de tout et décidée à dire enfin la vérité
Le
journaliste américain sursauta.
Pardon
?
Je
n'ai jamais été antisémite.
Hitler
avait pris le journaliste dans l'étau de son regard. Celui-ci
tentait de résister encore.
Pourtant,
dans vos discours, vous avez parfois appelé à la haine
raciale.
Hitler
leva les yeux au plafond, soupira puis se pencha en avant pour
délivrer la primeur de sa confidence.
Le
peuple n'aurait pas compris que je fasse autrement.
Les
yeux du journaliste brillaient d'excitation. Il tenait un scoop :
Hitler n'était pas réellement antisémite, il
n'avait fait semblant de l'être que par opportunisme. Il
remercia de façon volubile et courut téléphoner
son article.
Hitler
demeura un instant seul dans le bar du grand hôtel et sourit à
son image dans le miroir : ça prenait. Non seulement il était
sorti du ridicule du putsch, mais le parti nazi progressait à
chaque élection. On comptait Hitler comme une des figures
politiques les plus importantes d'Allemagne, la presse nationale et
internationale parlait de lui, son photographe Hoffmann distribuait
des portraits contrôlés. A sa grande joie, ses
adversaires continuaient à le sous-estimer en voyant en lui un
rival inoffensif car trop différent, trop sujet à la
transe, à la colère, à l'apostrophe délirante,
à la divagation mystique ; ils ne se rendaient pas compte que
l'époque, lasse des politiciens traditionnels, l'aimait
précisément pour cela, parce qu'il se donnait comme un
remède à l'apocalypse, un sauveur-guérisseur
quasi divin qui pouvait relever l'Allemagne.
Oncle
Alf ? Où est mon petit oncle Alf ?
Geli
entra dans un nuage de fourrures et de parfums. Elle aperçut
Hitler, se tortilla pour lui faire signe Puis arriva en tanguant sur
ses talons trop hauts et top neufs.
Bonjour,
oncle Alf, j'aurais aimé que tu sois à
mon cours de chant : je suis arrivée à
faire un contre ré. Un beau. Pas un contre-ré de souris
piégée Non, un vrai, bien liquide, bien pur, bien long,
genre Elizabeth Schumann. Qu'est-ce que tu buvais ? Du thé.
Beurk. Non, un bloody mary. Oui, genre Elizabeth Schumann ou Maria
Ivogün, tu aurais été fier de moi, mon petit
oncle. Faut dire que je l'ai pas fait exprès.
Je croyais que ma voix vocalisait beaucoup plus bas, je ne me méfiais
pas. Alors, il arrive ce bloody-mary ou bien il faut que je vous
envoie des plants de tomates ? Ça s'est bien passé avec
ton Américain ? Oui, sûrement, tu es tellement brillant.
Il était beau, le journaliste ?
Normal.
Normal
pour un Allemand ou normal pour un
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