La Part De L'Autre
Américain ? C'est que les
Américains, tout de même, ils sont plus beaux que les
Allemands. En tous cas dans les films. Ah merci, je mourais de soif.
Mmm... c'est bon. Un contre-ré comme un sifflet de locomotive.
Tu me diras que, pour mon répertoire, je n’ai pas besoin
d'un contre-ré. Enfin, c'est rassurant d'avoir de la réserve.
Je prendrais bien un deuxième verre. Tu as le temps de
m'accompagner pour l'essayage de mon tailleur ? Non ? Encore ta
vilaine politique ?
Si,
je me suis libéré.
Youpi
! Vive mon oncle ! Je suis tombée sur le meilleur numéro.
Je ne l'ai pas fait exprès mais je sais le reconnaître.
N'est-ce pas, oncle Alf ?
Oui.
Je
pensais que le compliment méritait un peut bisou, tout de
même.
Voilà.
Si
petit ? Ce sont déjà les soldes ?
Voilà.
C'est
mieux. Sur une échelle de zéro à vingt, je te
mets... onze.
Seulement
? Et celui-là ?
Mmm...
quatorze. Stop ! Il ne faut pas brûler les étapes. Tu as
le temps d'améliorer tes performances d'ici ce soir. Qu'est-ce
que nous allons voir déjà ?
La
Chauve-Souris.
Chouette
! Je ne l'ai vue que deux cent seize fois !
Mais...
Non,
non, je suis ravie. Et puis comme ça, au moins, j'échappe
à Wagner. Ou pire à Bruckner.
Geli,
je te défends de...
Oui,
je sais, mon petit oncle, ce sont tes musiciens préférés
mais ça vole trop haut pour moi, tes Wagner, tes Bruckner. Je
serais d'ailleurs partisane d'interdire tous les musiciens dont les
noms font deux syllabes et finissent par « er ». Tu ne
voudrais pas ajouter ça dans le programme du parti
national-socialiste ?
Ils
se levèrent et allèrent faire les magasins ensemble.
Hitler éprouvait une réelle fierté de mâle
à se montrer au bras de Geli. Elle gazouillait
perpétuellement, joyeuse, impertinente, taquine ; quand elle
ne parlait pas, c'était qu'elle chantait car, grâce à
la protection financière de son oncle, elle avait abandonné
ses études de médecine pour suivre des cours d'opéra
; et lorsqu'elle ne chantait pas, c'était qu'elle mangeait,
insatiable et gourmande. Pour Hitler, Geli était une bouche,
une bouche toujours agitée, une bouche qui croquait
l'existence et donnait, à foison, des baisers à son
petit oncle chéri.
C'était
la seule personne dont il acceptait qu'elle lui prît la
vedette. Il l'emmenait partout, dans les repas, les réunions,
les cafés, la laissant apostropher les convives et devenir le
centre d'intérêt.
Geli
plaisait aux hommes. Hitler aimait cela. Il appréciait
l'électricité érotique qui s'allumait sur le
passage de Geli, la concupiscence des regards, la tension nerveuse
des corps, le feu noir dans les prunelles.
Hitler
se sentait très viril dans ces moments-là, presque
autant que pendant qu'il haranguait des masses d'abord passives puis
chavirées. Plusieurs fois, il avait éprouvé des
frissons de volupté en éconduisant des beaux garçons
qui venaient lui demander la permission d'emmener Geli en promenade
ou au théâtre. Il savourait en particulier l'instant où
les jeunes mâles comprenaient que Geli appartenait à
Hitler ; ce mouvement de cils affolé apportait autant de
satisfaction à Hitler qu'un véritable orgasme. Il
appréciait tant ces combats d'étalons qu'il ne s'était
pas rendu compte que si Geli déclenchait d'aussi nombreuses
passions subites, c'était parce qu'elle se conduisait en
allumeuse. Geli regardait tout homme comme s'il était beau,
puissant et disposé à la briser entre ses bras ; puis,
la seconde suivante, elle lui adressait une réplique moqueuse
ou insolente ; le résultat de ce mélange de froid et de
chaud était une hausse de la température qui conduisait
le galant à tenter sa chance.
Si
Geli aimait cette vie avec son oncle, un grand homme, une vedette
politique, bien doté en argent et très généreux
avec elle, elle commençait, après deux ans, à se
sentir en cage. Plusieurs fois, elle avait proposé à
Hitler de se fiancer avec tel ou tel. Il avait toujours trouvé
des prétextes pour refuser. Après avoir chassé
son chauffeur, Emile, sur lequel elle avait eu des vues, il avait
ensuite démoli un par un les jeunes gens dont elle
s'amourachait. Au début, elle avait écouté ses
arguments ; maintenant, elle ne les entendait même plus,
sachant qu'il en inventerait d'autres.
Mais
enfin, oncle Alf, tu trouves donc qu'aucun garçon ne me mérite
?
Aucun.
Je
suis donc si bien que ça ?
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