La Part De L'Autre
Paul Barnes,
John Quine ou Chester Dale, ce qui avait déclenché
l'intérêt aux Etats-Unis.
Adolf
avait quitté son précédent marchand, Slawomir,
malgré les larmes et le chagrin sincère de celui qui, à
son habitude, avait pris tous les risques et n'en touchait pas les
bénéfices.
— Au
moins, ça prouve qu'on ne peut pas faire fortune en dormant,
commenta Onze-heures-trente.
Longtemps
dans l'ombre, Adolf vivait assez mal cette réussite
foudroyante. Il savait trop que le succès est affaire de
circonstances ; il le tenait pour ce qu'il est, un papillon amené
par le vent, léger, inconstant, frivole, sans ancrage ; il
l'avait attendu trop longtemps pour ne pas craindre de le voir déjà
s'envoler. Son triomphe, loin de le rendre euphorique, le rendait
plus inquiet. De quoi demain serait-il fait ? S'il montait
aujourd'hui, il ne pouvait que descendre demain. Dans sa période
noire, il vivait d'espoir. Mais désormais que pouvait-il
espérer ? Il n'y avait qu'à désespérer
dans le succès. Que le monde le fêtât aujourd'hui
ne changeait pas le monde. L'indifférence triompherait
toujours. Un monde qui l'avait ignoré, même s'il le
reconnaissait maintenant, pouvait de nou veau l'ignorer.
Il n'avait rien gagné. Ou alors une bataille, pas la guerre.
Il se rongeait.
Ce
qu'il reprochait surtout à cette situation nouvelle, c'est que
son art ne lui donnait plus autant de joie. Auparavant, il ne
comptait que sur lui pour réussir et cela avait favorisé
sa concentration, mobilisé ses forces pour travailler jour
après jour. Sa peinture avait été son salut ;
elle était devenue son métier. Sautant du lit, il se
ruait à l'atelier comme l'agent de change à la Bourse ;
il voulait justifier sa nouvelle maison, sa voiture, ses domestiques
; il tenait à suer sa richesse. Plus mû par la mauvaise
conscience que l'inspiration, il s'imposait des horaires excessifs,
travaillait au-delà de ses envies et de ses forces,
s'interdisait le temps du rêve et de la flânerie qui sont
si nécessaires.
Comme
son statut d'artiste en vue lui imposait des obligations mondaines,
il ajoutait des soirées à ces journées et ce
surmenage le rendait irritable. Onze-heures-trente, solide dans sa
bonne humeur, ne s'en offusquait pas, trop heureuse de profiter de
ses nouveaux jouets, hôtel particulier, femme de chambre, repas
livrés par les restaurants, toilettes, chapeaux, statut de «
femme en vue ». Certes, elle souffrait de voir Adolf si peu
disponible. Elle regrettait le temps de leur insouciance commune
quoiqu'elle fut demeurée, elle, tout aussi insouciante.
Le
soir, Adolf s'effondrait souvent tout habillé sur le lit et
elle s'amusait à le déshabiller alors qu'il était
endormi. Il n'avait plus assez d'énergie pour leurs grandes
nuits d'amour. Pourtant il lui disait :
Je
t'aime, Onze, tu sais. Je t'aime.
Mais
il avait l’air si las et si coupable en disant cela. Il le
disait pour s'excuser de n'être pas là, de ne plus se
jeter sur elle avec la faim de son corps.
Onze
prit l'habitude de faire irruption dans l'atelier en peignoir.
Je
viens pour un peu de chiennerie.
Elle
entrouvrait le kimono de soie en souriant. Adolf lâchait ses
pinceaux et venait embrasser son ventre. Ils continuaient à
terre. Un jour pourtant, Adolf prétexta une trop grande
fatigue, un autre jour, un problème pictural, un autre jour...
autre chose... et Onze-heures-trente comprit qu'elle le gênait.
Comme elle avait déjà trouvé perturbant de
demander ce que, d 'habitude,
un homme demande, elle cessa de prendre le risque
d'un refus et leur couple se mit à n'avoir plus qu'une
activité sexuelle épisodique.
La
Bugatti s'engagea dans l'avenue Montaigne.
Dis-moi,
mon grand Boche, est-ce que tu aimes les Ballets ?
Oui.
Bien sûr.
Tu
as dit « bien sûr », ça veut dire que tu ne
les aimes pas mais que tu te sens obligé de les aimer.
Adolf
sourit.
C'est
vrai. J'ai toujours préféré l'opéra.
Wagner surtout.
Oh
Wagner, moi je ne peux pas ! s'écria Onze-heures-trente. C'est
de la musique pour secte. Tu adhères ou tu n'adhères
pas. Ça ne s'adresse pas au goût, mais à la
passion.
Tu
as peut-être raison.
Peut-être
? Tu parles !
Adolf
rit avec soulagement. L'embourgeoisement n'avait rien enlevé à
Onze-heures-trente de son franc-parler.
Il
gara la voiture et ils se dirigèrent bras dessus, bras dessous
vers le théâtre des Champs-Elysées.
Dis,
mon Boche, tu m'épouseras un
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