La Part De L'Autre
Tu
es ma petite princesse.
Cela
la flattait, certes, mais elle avait vingt-trois ans, elle commençait
à trouver le temps long et languissait de se glisser entre les
bras d'un homme.
Lasse
d'espérer un mari, elle s'était résolue à
pendre un amant.
Jochen
était un violoniste viennois, aux cheveux aussi longs que les
cordes de son archet. Elle l'avait croisé chez son professeur.
Puisqu'il appartenait au monde de la musique et qu'il n'entrerait pas
dans le cercle de son oncle, elle s'était décidée
à le voir en cachette. Geli
et Jochen passaient deux heures au lit ensemble chaque jour.
Les horaires
n'étaient pas commodes, Geli craignait en permanence d'être
reconnue, ou, pire, de se trouver enceinte. Mais l'ingénieux
et expérimenté Jochen savait la rendre heureuse sans
lui faire prendre ce risque.
Dis-moi,
mon oncle chéri, tu ne crois pas que je devrais aller terminer
mes études de chant à Vienne ?
Hitler
devint gris mastic.
Quelle
idée idiote ! Je déteste cette légende qui
voudrait que le chant viennois fût supérieur au chant
allemand.
Tout
de même...
Wagner
est-il allemand ou autrichien ?
Si
j'étais capable de chanter Isolde, je serais d'accord avec
toi. Mais, étant donné que ma voix est plutôt
légère, il me...
Il
n'y a pas que ta voix qui est légère. Tes réflexions
aussi.
Geli
s'arrêta, terrifiée, sentant l'orage s'approcher. Trop
tard. Hitler vociférait :
Je
me saigne aux quatre veines pour te permettre de faire ce que tu veux
et c'est ainsi que tu me remercies ? En voulant partir à
Vienne ! Est-ce que j’aurai encore l'honneur de voir une fois
par an Mademoiselle lorsqu'elle sera devenue célèbre ?
Famille d'ingrats ! Il n'y en a pas un qui vaille mieux que l'autre
dans cette sale engeance autrichienne. Ta mère d'abord, qui...
Geli
estima inutile d'écouter, elle baissa les yeux et courba le
dos en attendant que la colère finît. Elle savait
qu'Hitler en avait pour une bonne heure de désespérance
hystérique. Elle songea à Jochen dont la peau était
si douce à l'intérieur des bras, là où les veines
rappelaient que la vie est si fragile, et cela l'aida à
oublier les hurlements.
Jochen
acheva son contrat à Munich et dut repartir pour Vienne. Les
adieux furent d'autant plus déchirants qu'ils durent être
brefs, Geli n'ayant pu voler qu'une heure à la surveillance de
son oncle. Elle lui fit promettre de ne pas lui écrire —
son oncle examinait son courrier — et lui jura, elle, de lui
envoyer une lettre par jour.
Ce
qu'elle fit. Et qui eut pour effet de la rendre définitivement
amoureuse. Comment ne pas devenir folle d'un homme qui vous a fait
connaître le plaisir et qui ne peut pas répondre à
vos déclarations chaque jour plus enflammées ?
L'absence acheva donc de retourner les nerfs de Geli.
Elle
estima qu'elle était si malheureuse qu'elle devait se rendre à
Vienne.
Après
s'être fait acheter un nouveau tailleur et deux robes par son
oncle, elle résolut, cet après-midi-là, en
rentrant dans leur immense appartement, de négocier un voyage
à Vienne.
Tu
me gâtes trop, oncle Alf, je ne serai jamais capable de te
remercier assez.
Hitler
se rengorgea.
Je
crois que je ne mérite pas un oncle pareil. Après tout,
qu'est-ce que je suis moi ? Une fille qui ne sait rien, ne comprend
pas la politique et tente péniblement de s'égosiller
pour faire plaisir à son oncle qui est si mélomane.
Tu
as une très belle voix, Geli.
Oui.
Mais elle n'arrive pas à sortir tout entière.
Il
faut travailler.
Oui,
mais cela fait trois ans que je galope chez tous les professeurs de
Munich et ça ne sort pas encore.
Un
peu de patience.
On
m'a parlé d'un professeur extraordinaire à Vienne.
Hitler
se raidit et la regarda d'un air mauvais.
Non,
oncle Alf, je ne suis pas en train de te dire que je veux m'installer
à Vienne, mais je voudrais seulement aller passer une audition
avec lui pour qu'il me dise,
vraiment, si ma voix vaut le coup ou pas C’est juste l'affaire
de quelques jours.
Qui
veux-tu voir ?
Mais
ce professeur, je te dis.
Je
te demande son nom.
Ah
? Vögel. Le professeur Vögel.
Connais
pas.
Il
s'assit en regardant boudeusement par la fenêtre. Elle
s'approcha et lui saisit la main.
Trois-quatre
jours, mon petit oncle, pour que j'aie la conscience tranquille.
La
conscience tranquille ?
Il
avait dit cela d'un ton si sceptique qu'elle
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